Il est quelle heure, Maurice Regnaut ?

...Car, pour nous, Maurice Regnaut n'est pas un inconnu, c'est un homme qu'on ignore, parce que nous vivons au temps des sourds.
Aragon

Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn...
Rilke


par
François Wittersheim

 

 

Il arpentait l'université de Strasbourg en chantonnant Kurt Weill et il arrivait en retard. A l'heure même de sa naissance, il s'était fait attendre. Ou désirer. Mais finalement, il nous était arrivé. D'où cela ? De l'Olympe ? De la Haute-Marne ? Nul ne le sait. Sauf, peut-être, Dionysos...

Les étudiants (j'en étais): exposés complexes, doctes explications avec modèle actantiel, érudition universitaire, connaissances et savoirs... Tout un appareillage pour commenter une scène de théâtre et nous étions parfois à des années-lumière, au mieux à des minutes de l'essentiel.

Alors il descendait d'un pas régulier, cadencé par sa réflexion, lui, immense lui, le grand terrien venu de sa campagne, le poète à la dégaine de bûcheron, il arrivait au bas de l'amphithéâtre et il allait, lui, toujours droit à l'essentiel, à la seconde près. Mais, auparavant, il nous avait longuement questionnés, interrogés. Ni dogme, ni vérité assenés. Jamais. Puis après son très court commentaire que nous attendions tous - frissons dans le dos, peur de n'avoir pas su, d'être passé à côté, à rien, "à ça" - bonheur d'avoir enfin compris. Quoi ? L'évidence. Ce qu'il nous révélait des textes dramatiques, c'était l'heure exacte de la dramaturgie. Il nous donnait cette clef qui se cachait bien souvent, derrière une réplique a priori insignifiante (maïeutique = art d'accoucher des esprits, c'est-à-dire, simultanément, douleur et joie). Un prof, Regnaut ? Certainement pas. Un pédagogue exigeant, un ''Maître''. Sens de l'exactitude. Art de la précision. Rigueur exceptionnelle et ponctualité dans la réponse. Allons ! Droit au but ! (Il aime le foot, Maurice). Du génie, tout simplement. "Il est quelle heure ?", demande Richard III, réajustant ses lunettes ."Il est quelle heure ?" et... clin d'oeil à Shakespeare.


Voix profonde, quelquefois tonitruante. Chaleureuse aussi. L'écouter lire Büchner: les mots sonnent juste, font mouche à tous coups. As-tu déjà mangé tes pois, Woyzeck ?... tu n'aurais pas dû pisser contre le mur... Rarement entendu comédien pareil. Un théâtre à lui seul, solitaire, sans l'expérience des planches. Un bomme qui marche dans la rue porte toutes les choses de sa vie dans la tête (1).
L'esprit gonflé d'une si violente énergie théâtrale que les murs de l'université strashourgeoise en tremblent encore et tout se tait. Aragon disait déjà de lui : ...ce solitaire est homme de grand souffle, déchiré par le vent moderne, et pendant des années je l'ai écouté s'essayer, exercer sa voix à la poésie, déchirer ses poèmes, les recommencer, les jeter comme des cris... (2) Athlète affectif (3) dont le coeur bat trop fort et qu'on a pu voir courir aussi bien sur les versants vosgiens que sur les plages bretonnes de l'Inspecteur Lavardin (4). Autre moment: Festival d'Avignon 93, Chapelle Ste-Claire: chemise au vent, torse nu, sandales aux pieds, regard infiniment loin, par delà l'horizon, il dit par coeur ses propres mots - Bamba ! - et la Chair devient Verbe. Je me souviens, le mistral avignonnais en cet instant, a fait acte d'allégeance. Esprit incarné, écrivain engagé, corps et âme... Jouer du Regnaut ? Audacieux défi pour un comédien...

Encore un souvenir: Heiligenstein: premières lectures des traductions par Peter Adam et Maurice du Traducteur cleptomane, nouvelles de Kosztolanyi. Les mots vacillent comme les chandelles sur la table, au rythme muet des battements de coeur de l'écrivain hongrois. Et de nos coeurs à nous aussi que la découverte d'un auteur ainsi prodigieusement traduit bouleverse. Autour des mots, le silence. Enigmatique et terrible. Soudain mur infranchissable. Les siens, mieux que quiconque ont connu un temps ce souffrant simple en sa peau de silence (5), anxieusement fragile, déchiré, meurtri... Adamov aussi, dans ses souvenirs: Mon ami Regnaut est là, déprimé, silencieux (6). Et comme en écho, Maurice questionnait: Etre heureux n'est-il plus que pauvre obsession dérisoire ... Qu'est-ce donc qui fait de ce monde un cauchemar ? (7). Ce silence qui l'habitait alors ressemble à celui d'Hölderlin, frappé par Apollon. Ce que dit Zweig de ce poète pourrait aussi bien s'appliquer à Regnaut: Hölderlin ne peut pas vivre dans un emploi, dans une profession, dans un milieu déterminé: toute autre existence que celle du poète lui est impossible... Seul l'état poétique peut le rendre beureux. Hors de cette spbére, Hölderlin ne respire pas librement, ses mains battent le vide, l'air de la terre l'étouffe et il semble s'y aspbyxier (8). Ce silence, c'est celui de Lenz bouffant de la neige, là-haut, à Waldershach, celui de Kleist au bord du Wannsee, celui de Brecht fuyant le nazisme, celui de Fassbinder, d'Adamov, de Rilke... A tale told by an idiot signifying nothing... (9) Ce silence... Sans doute la face douloureusement cachée d'un bonheur jamais conquis, jamais acquis, approché, peut-être, appris, en Amérique, ce pays d'Allemands gentils, comme Maurice en qualifie les habitants. Les grands espaces lui ont permis d'un peu mieux respirer. Bonheur su aujourd'hui, su par Bamba comme on dit su par coeur.

qui est-elle
qui
celle qui n'est plus
son nom aussi doit-il mourir

 

 

 





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