Je me souviens de Maurice Regnaut
lorsqu'il était professeur de littérature comparée
à l'Université des Sciences Humaines de Strasbourgpar Laurent FELS
- Je me souviens qu'à partir du Moment où j'ai eu Monsieur Regnaut comme prof de littérature comparée en première année de fac, j'ai tout fait pour l'avoir en cours les années suivantes.
- Je me souviens que nous étions tous très admiratifs et très craintifs devant Monsieur Regnaut.
- Je me souviens que Monsieur Regnaut arrivait toujours en retard d'au moins une demi-heure et que ça en agaçait certains.
- Je me souviens m'être inscrit à son cours de traduction poétique allemand-français portant sur des poèmes d'Enzensberger, mais que le cours a finalement été annulé car nous n'avions été que trois étudiants à nous être inscrits.
- Je me souviens de Monsieur Regnaut venant en cours au printemps avec une imposante crinière de boucles, puis deux jours plus tard, arrivant le crâne tondu à la limite du papier de verre triple zéro. Effet boeuf ! Il faisait ça chaque année.
- Je me souviens que beaucoup de filles étaient secrètement amoureuses de Monsieur Regnaut (et peut-être même quelques mecs).
- Je me souviens de Monsieur Regnaut se retournant après les exposés présentés par les étudiants, et disant "Des questions ?". Il disait toujours "Des questions ?".
- Je me souviens qu'après que Monsieur Regnaut ait dit "Des questions ?", tout le monde se taisait en prenant l'apparence d'étudiants décoratifs en céramique.
- Je me souviens que Monsieur Regnaut embrayait ensuite avec la tout aussi rituelle phrase "Bon, qu'est-ce que c'est que cette scène ?"
- Je me souviens que la plupart des étudiants se plantaient en répondant par des formules très "Epreuve de français du baccalauréat", genre "C'est la scène d'exposition" ou "C'est la scène charnière entre le premier et le second acte" et que Monsieur Regnaut les mouchait d'un "Non !" bref qui les stoppait net comme une claque sur les fesses.
- Je me souviens qu'alors, Monsieur Regnaut éclaircissait nos esprits perclus de préjugés d'intellos petit bourgeois en expliquant "C'est une scène où Falstaff il a envie de se taper un gueuleton" ou bien "C'est le Roi Lear, il a envie de foutre un coup de pied au cul de Gloucester"... Je caricature, mais à peine, et ça faisait cet effet là.
- Je me souviens que j'ai toujours aimé lire et relire les poèmes de Monsieur Regnaut, et que cette condition d'écrivain le différenciait à mes yeux des autres profs, petits agrégés carriéristes.
- Je me souviens avoir asticoté Monsieur Regnaut sur un point de traduction de Brecht: il avait traduit der Anstreicher par le Peintre en Bâtiment et j'aurais préféré le barbouilleur (celui qui passe la première couche serait une traduction littérale). Ça l'avait fait ricaner gentiment "Eh oui, le traducteur s'est heurté à un intraduisible".
- Je me souviens avoir apporté (avec Evelyne et Unetelle ouske je sais plus le nom), de bon matin, lors des grèves étudiantes de 1986, un pain d'épices anti loi Devaquet à Monsieur Regnaut, chez lui, à Heiligenstein, et que ça m'a permis de le voir en pyjama (un pyjama bleu, sa fille Hermine portait le même en rouge).
- Je me souviens du bonheur, de la satisfaction de voir Monsieur Regnaut tenir un petit rôle dans Inspecteur Lavardin de Chabrol. Je crois que de tout le film, il n'a qu'une réplique, courant sur la plage il appelle sa fille, "Reviens !"
- Je me souviens que dans ce film, son personnage s'appelle Charles Manguin, et qu'il trafique ses papiers d'identité en inversant ça en Charles Guinman.
- Je me souviens que Frédérique m'avait dit "Et tu sais, il paraît que Regnaut il skie comme un Dieu !". Il y avait parfois des petites légendes sur Monsieur Regnaut.
- Je me souviens que Monsieur Regnaut a eu son premier poste dans l'enseignement dans la ville nommée Albert, dans le nord. Cette ville est mentionnée dans Fictionsde Borges, mais pas à cause de monsieur Regnaut, non non.
- Je me souviens que lors d'un cours particulièrement pénible pour lui, où personne ne pipait un mot, Monsieur Regnaut s'est mis à délirer en imitant un D.J. de radio libre, "Bon, puisque personne ne veut répondre à ma question, on va passer un disque de The Cure",etc.
- Je me souviens que bien des étudiants avaient tellement peur au moment de présenter leur exposé devant Monsieur Regnaut qu'on aurait dit qu'ils allaient chier dans leur froc.
- Je me souviens que j'aurais voulu qu'il dirige mes recherches universitaires, mais il est parti à la retraite pile à l'heure (au lieu de s'accrocher à sa chaire comme un mollusque gluant à la manière de ses collègues), et j'ai dû me débrouiller autrement.
- Je me souviens que j'achetais les numéros d'Action Poétique dans lesquels Monsieur Regnaut écrivait, et pas les autres.
- Je me souviens que dans les soirées entre étudiants, un bon truc pour mettre de l'ambiance, briser la glace et rendre les gens volubiles était de lancer la conversation sur le sujet "Monsieur Regnaut".
- Je ne me souviens pas si à l'époque Monsieur Regnaut portait la moustache ou non. Vraiment, je ne me souviens pas.