Sont projetés trois portraits d'abord successivement, puis ensemble.
VINDEX
Maître fornicateur, vieux potentat pourri par l'adultère !
Toi, sa femme, Séphora, qui ferais ça sur un lit de vipères !
Et toi, son fils, toi, Florian, aussi putride que ton père !
Ignoble règne ! Et dire que ça n'a plus qu'une goutte de sang,
Et tout pâle, et que ça se livre à des orgies ! Tes os creux,
Vidés de leur moelle, ah que le désir les bourre et les brûle
Et que de rage, ruffian fourbu, tu gémisses et trembles
En regardant ta vieille chair rester flasque
Et tes membres glacés !
Il prend un crâne.
O coquille jaune,
Tu as été, radieux, le visage que j'aimais,
Quand brillaient ici deux diamants célestes,
Quand la vie à ce point te comblait de beauté,
Alvéole difforme,
Que tu aurais rendu l'homme le plus vertueux
Capable de tout pour t'offrir un monde !
Jamais, dans ces années si longues, loin de toi,
Jamais tu n'as cessé de me sourire
Et de me pardonner, partout présente,
Et comment oublier les matins,
Quand le printemps puissant se dresse
Sur toute la terre, où tu m'apparaissais,
Où tu m'appelais en plein ciel bleu,
O visage adoré, et ce collier pour toi,
Je me voyais déjà l'accrochant de mes mains
A ton cou...
Il sort d'un coffret un collier de diamants.
Morte,
Ma Gloria morte, empoisonnée, voilà
Ce qui m'attendait à mon retour ! Palais maudit !
Orgie et crime ! A quoi bon en savoir davantage,
Le criminel, c'est toi, Fulgence,
Mufle séché, craquelé, toi, vieille charpie !
Gloria, c'était la pureté même, et tu l'as tuée,
Vieillard abject, et tuée pour rien,
Comme le fauve sans crocs, fou de furie,
Qui par pure cruauté crispe ses fonds de griffes
Sur la dernière proie impossible !
Vengeance,
Toi qui rayes le noms dans le livre du crime
Et présides ainsi au destin du monde,
Va, tout est prêt, fixe à présent,
Pour celui que tu as marqué, fixe ton heure,
Et quand elle sonnera, sans plus rien attendre,
Au milieu des festins, des liesses, des rires,
J'entrerai, moi, Vindex, je raclerai
Toute cette boue et je mettrai à nu son crâne !
Une morte sur son lit qu'on achève d'apprêter.
FAUSTIN
Trois personnes, pour l'instant, savent
Que ma femme est morte : moi, toi,
Ta fille Dora. Mais à peine annoncée,
LA FEMME DE FAUSTIN MEURT MYSTERIEUSEMENT,
La nouvelle aura, sois-en sûre,
Beaucoup plus d'effet que la chute
D'une vedette en Bourse. La ruine ?
Pour qui ? Nous n'avons devant nous
Que quelques heures, Léona,
Et pas une erreur à commettre.
LEONA
Pourquoi ne pas donner de sa mort
La version que Dora avait inventée
Pour la mort de Gloria ? Toutes deux sont mortes,
C'est un fait, dans les mêmes circonstances.
FAUSTIN
Empoisonnement ? Mais l'imputer à qui ?
Toujours à Fulgence ? Escomptes-tu qu'il se taise ?
LEONA
A la mort de Gloria, il s'est tu.
FAUSTIN
Gloria, elle, était morte non pas ici,
Mais chez eux, au palais, et notre chance,
C'est qu'elle avait enfin pu convaincre Dora
De faire comme elle et d'aller là-bas,
Sinon Dora n'aurait pas, cette nuit-là,
Eté témoin de la mort de Gloria,
Témoin de tout. Et quand Dora,
Quand ta fille a lancé son j'accuse,
Contre Fulgence, et sa campagne
Pour un renouveau des valeurs morales,
Que le vieil escroc se soit tu,
Qoi de plus sage ?
LEONA
Cette Gloria !
"Compromets-toi avec l'ennemi,
Si tu veux qu'il soit compromis" :
Dire que je lui aurais arraché le visage,
Quand elle me répondait ainsi,
La belle des belles ! Mais c'était elle
Qui savait le mieux les hair.
FAUSTIN
S'ils nous rendent cette fois la pareille,
TOUT SUR LA MORT DE LA FEMME DE FAUSTIN,
Si le scandale éclate, ils nous feront payer
Non seulement nos dettes, mais aussi les leurs.
Bilan ? Pour nous : le grand zéro,
Le zéro noir, celui que fait la bouche
Après le dernier cri. Pour eux,
Pour Fulgence, Séphora, Florian :
L'apurement, le rétablissement du crédit,
Le pouvoir, Léona,
Garanti une, deux, trois décennies.
Il prend un film.
Ce documentaire, en couleurs, me vient de Gloria.
Simple copie, l'original est dans un coffre sûr.
Léona regarde.
On y voit se livrer secrètement à leur commerce
Un couple d'associés fort satisfaits l'un de l'autre.
LEONA
Florian et Séphora ! Cette Gloria,
Quel avenir elle avait ! Voilà du spectacle !
Exclusivité ! Florian et Séphora
Ou les amours du fils et de la belle-mère !
FAUSTIN
Fils et belle-mère, eux, savent que ce film existe
Et qu'il est ma propriété. Fulgence, lui,
Ignore tout. Conclusion : eux
Seront contre tout scandale et se tairont, mais lui ?
Ce qu'il nous faut, Léona, c'est un homme
Qui remette à Fulgence, en mains propres,
Cette copie, un homme inconnu du vieux mercanti
Et qui ne soupçonne rien de notre plan à nous...
LEONA
Trouve-le, ton homme, et promets-lui tout, une fortune
Pour les voir entre eux s'arracher la gorge !
Sur un signe de Faustin, musique. Un chanteur chante.
LE CHANTEUR
On l'appelait le Bon Apôtre, il n'était ni grand, ni charmant, ni talentueux, ni fougueux, pourtant il avait fait la conquête entière de la Terre, oui, de tous comme de toutes, et quand on lui demandait le secret d'une pareille réussite, il faisait entendre, en souriant, son credo :
Il est parti à la conquête, un jour, d'un autre monde et voilà qu'arrivé sur une planète où ce n'était que misère, ennui, folie et violence, autant qu'autrefois sur la Terre, un immense cri l'accueille : "Es-tu celui que nous attendons ?", alors le Bon Apôtre, à tous comme à toutes : Je crois
En deux et deux font quatre,
J'accorde
Ma vie avec ma foi,
Ainsi,
Quand deux et deux font trois,
J'achète,
Quand deux et deux font cinq,
Je vends.
Et de chacun, sans simulacre, en moins de temps infiniment que sur la Terre, il a fait ce qu'enfin on peut appeler un homme, un passager qui achète et qui vend, si bien que tous et toutes, à son instar, sont allés conquérir monde après monde et l'univers n'est plus qu'un hymne : Je crois
En deux et deux font quatre,
J'accorde
Ma vie avec ma foi,
Ainsi,
Quand deux et deux font trois,
J'achète,
Quand deux et deux font cinq,
Je vends.
Je crois
En deux et deux font quatre,
J'accorde
Ma vie avec ma foi,
Ainsi,
Quand deux et deux font trois,
J'achète,
Quand deux et deux font cinq,
Je vends.
La musique cesse. Faustin est au chevet de la morte.
FAUSTIN
Ce maquillage est à refaire, on voit la peau.
LEONA
Le mauve des paupières, est-ce la lumière,
Oui, le mauve de la robe est légèrement moins bleu.
FAUSTIN
Sa première robe après sa maladie
Et sa plus belle.
LEONA
Elle aurait dû partir,
Quelques mois, quelques semaines, seule, au soleil,
Mais elle était encore plus intraitable
Après qu'avant. Tous les extrêmes
Et tous les risques, à croire qu'elle le voulait,
Que le coeur craque. Accident,
C'en est un et ce n'en est pas un
Pour ceux qui, comme moi, s'attendaient au pire.
FAUSTIN
Ou pour ceux, amateurs de chimie,
Qui l'ont peut-être aidée à mourir.
LEONA
A qui penses-tu ?
FAUSTIN
A toi ?
LEONA
Faustin, je sais trop
Ce qu'on peut éprouver.
FAUSTIN
Léona, l'homme
Qui remettra la copie à Fulgence,
C'est ton fils.
LEONA
Vindex ?
Faustin, mais il est fou de vengeance
Et qui sait de quoi il est capable !
FAUSTIN
Il est le courtier idéal.
LEONA
N'importe qui, Faustin, mais je t'en prie,
Pas lui ! Dora, elle qui est sa soeur,
Dora, malgré tout, a raison,
Le mieux est qu'il reparte et tout le monde,
Faustin, toi et moi, et Dora,
Tout redeviendra ce qu'il doit être,
FAUSTIN
Qu'il reparte ? Et toi, à son retour,
Qui ne te possédais plus de joie !
LEONA
De joie, oui, c'est un fait, le mot est juste.
Quand je l'ai vu, grand, beau, plein de jeunesse,
Il accourait vers moi, les bras ouverts,
Et je me suis dit : mon fils, c'est mon fils,
Quelque chose s'est passé, oui, quelque chose,
Mais la mort de Gloria, jusqu'à l'aube
J'ai dû en faire et refaire le récit,
Il écoutait, l'oeil fixe, et c'était
A crier, je retrouvais l'enfant d'avant,
Celui dont je m'étais séparée
Aussitôt son père mort, le même...
FAUSTIN
Conclusion : tu trembles pour lui...
LEONA
Que n'ai-je eu trois, six autres filles,
Plutôt que lui ! Il me fait peur.
Quand il est là, je ne sais plus où j'en suis.
C'est pour nous, Faustin, si je tremble.
Entre Vindex. Léona sort.
VINDEX
Salut à toi, Faustin ! Ta douleur et la mienne
Ont la même origine et le même but, frappons ensemble !
FAUSTIN
Oui, c'est à nous d'agir, Vindex, et je suis prêt.
VINDEX
Qu'attendons-nous ?
FAUSTIN
Qui j'attendais ? Un homme
Sûr, et j'ai confiance en toi comme en moi-même,
Ingénieux, mais tu l'es, toi qui as la jeunesse,
Et, personne, à part toi, ne satisfait à cette clause,
Inconnu du palais. La mission de cet homme ?
S'introduire auprès de Fulgence, et sans méprise,
En misant sur les appétits du vieillard,
Comme moi, tu ne les connais que trop,
Conclure un rendez-vous auquel il vienne seul.
VINDEX
Quoi, parvenir jusqu'à Fulgence.
L'avoir enfin là, à portée,
Et ne pas faire à l'instant justice ?
FAUSTIN
Sa garde n'est jamais très loin.
VINDEX
Qu'importe mourir !
FAUSTIN
Même si lui
Reste vivant ? Le courage, Vindex,
Il s'agit de toujours l'investir...
VINDEX
Il s'agit de le combattre, il s'agit
Avec la vérité pour arme,
De s'avancer...
FAUSTIN
Masqué.
VINDEX
Que veux-tu dire ?
FAUSTIN
Agir
A visage découvert, c'est se perdre,
C'est dans le livre des victimes,
Ecrire soi-même son nom : Vindex.
Mais tu es d'accord, Fulgence doit payer ?
Pour traiter avec lui, un seul principe :
Le sien, une seule monnaie :
La fausse. Et qui aurait scrupule
A tromper un trompeur, à trahir un traître,
Un profanateur, un empoisonneur ?
VINDEX
Avec l'ordure être une ordure, être un ver avec la vermine,
Etre par jeu ce qui ne devrait pas être,
Ce qui n'est digne que de dégoût, que de révolte,
Et savoir en jouant que c'est un jeu de mort...
FAUSTIN
Il le faut, hélas, mais j'aurai quelqu'un.
Pardonne-moi de t'avoir cru capable...
VINDEX
Je serai cet homme-là.
FAUSTIN
Comment ne pas craindre
Que le langage du vieil avare,
Vindex, ne te soit vraiment pas assez familier ?
VINDEX
Mais ce misérable maniaque, quoi,
Mais c'est trop simple ! Belles, laides,
Jeunes, décharnées, toutes, la plus sèche,
La plus glaciale des femelles
Le fait baver de fièvre, et rien
Ne peut mettre fin à sa rage,
A son impuissance, rien, sinon un crâne !
FAUSTIN
Fixe-lui donc un rendez-vous, dis-lui,
Pour présenter au mieux l'affaire,
Dis-lui mot pour mot que lui sera donné
Un spectacle sans prix, comme il n'en a encore
Jamais vu.
VINDEX
Comme jamais il n'en verra plus d'autre.
FAUSTIN
Et notre but, nous l'atteindrons ensemble,
Mais à la condition que jusqu'à l'échéance
Le secret soit gardé. Prenons cet engagement
Sur celle que voilà, Vindex, qui était mienne
Et qui est morte.
VINDEX
Sur celle aussi
Qui a dû mourir pour n'être qu'à moi.
Sordide sanglant, vieux monstre, à nous deux !
Faustin lui donne un masque et un costume.
FAUSTIN
Ici comme au palais, personne ne doit te reconnaître.
Il sort. Vindex revêt costume et masque.
VINDEX
Haïr le mesonge, haïr l'imposture,
Et devenir une crapule à quatre épingles,
Un traître dernier cri, comme si
De l'homme vrai, du seul qu'on puisse être,
Il ne restait rien ! Change de peau, Vindex,
Il le faut ! Il fallait donc ce nouveau crime,
Il fallait Faustin, cet autre moi-même
Avec toute l'expérience. Vengeance,
Je reconnais ta volonté, ton heure est proche !
Non, rien à craindre, en ce beau monde
Où le bien et le mal sont des rubriques de mode,
Personne ne doutera de voir en moi une fière fripouille !
A toi, là-dessous, pour ta Gloria,
Et pour elle, là,
Encore en robe et paupières mauves,
A toi d'agir, Vindex, qu'il crève,
Le vieux goujat, qu'on jette son corps
Aux porcs, qu'il se dissolve
Dans leurs vomissements !
Et toi,
Grâce à qui je deviens un autre en restant le même,
Couvre-moi le visage, ô masque, et quand la honte
Le brûlera, n'en montre rien, et le remords !
Face à la turpitude, oui, garde mon secret,
Que seuls les yeux, masque, en toi expriment,
En ce monde où nul ne s'étonne
Qu'un regard humain éclate de haine !
FLORIAN
Inespérée, cette mort ! Quand mon père l'apprendra,
Tu voudrais qu'il refuse une aussi belle vengeance ?
Séphora, c'est le croire mille fois plus fou qu'il n'est.
Non, sa manie ne l'a pas à ce point égaré
Qu'il ne se souvienne plus de tout ce que les Faustin,
Les Léona, ont dit sur lui, sur toi, sur moi,
Quand l'autre est morte. A nous, cette fois, et gare !
SEPHORA
Et gare à quoi ? Les cris de guerre,
C'est comme les cris d'amour, pour les capter,
Il faut une bonne antenne, et celle de Fulgence...
Viens, pas question, tu connais ma devise,
De confondre fondre avec se morfondre.
FLORIAN
Si mon père ne fait rien, c'est moi qui opérerai.
SEPHORA
Florian, je vais crier ! Tu sais bien qu'ils nous tiennent.
Viens, viens, pendant que ton fer est encore chaud,
Viens qu'on le batte, vite, et qu'on le redresse.
FLORIAN
Si nous pouvions l'avoir, ce film, et le détruire !
Mais c'est d'accord, ils en ont des copies,
En lieu sûr. Donc la seule chose à faire...
SEPHORA
On te les chauffera comme il faut, tes cornues,
Cher chercheur, jusqu'à ce que l'élixir
Te monte à la tête, allons viens.
FLORIAN
Il va nous falloir, une fois de plus, recourir
A Dora.
SEPHORA
Tu l'aimes. Elle me ressemble.
Même moi, pourtant, je m'en méfie,
Pourquoi nous a-t-elle fait prévenir ?
Un beau sac, ta Dora, mais dedans,
Il y a plus d'un tour.
FLORIAN
La partie
Est cette fois décisive.
SEPHORA
Elle nous baisera,
Comme l'autre ! Et puis assez, assez !
Des cris, viens, j'en suis pleine.
FLORIAN
Dora en mon pouvoir, les Faustin,
J'en réponds, les Léona ne pourront rien
Et la justice enfin nous débarrassera d'eux,
Car j'en réponds aussi, mon père en donnera l'ordre.
SEPHORA
Tant mieux, tant mieux, laisse faire ton vieux,
C'est lui le maître, et toi le maître-queue.
FLORIAN
Séphora, il nous reste pour tout quelques heures
Et rien à négliger. Ce foutu film,
Avec Dora...
SEPHORA
Qu'elle nous le procure ?
Que dirais-tu d'en faire alors cadeau
A Fulgence ? Imagine, en fait de bobine,
Imagine la sienne à voir sa Séphorine
Crier vas-y à son fidèle fils unique !
Un coup pareil, ça, c'est de la politique !
Tout culbute, et vlop, le vieux au tombeau
Et la veuve au lit !
FLORIAN
Il faudrait,
Jusqu'à l'annonce officielle de la mort,
Que mon père ignore tout.
Entre Vindex costumé et masqué.
SEPHORA
Pas question
De confondre fondre avec se morfondre.
Elle sort.
FLORIAN
J'avais interdit...
VINDEX
Salut, belle crapule !
Quand couchons-nous ensemble ?
FLORIAN
Ami,
Je veux bien oublier...
VINDEX
Où est ton père ?
FLORIAN
Son fils t'écoute.
VINDEX
Mon nom ? Francisque,
Et je suis rebouteux, un vieux métier,
Autrement dit, patron de bordel. Ton os tombe ?
Tu viens chez moi et le voilà droit.
FLORIAN
Francisque,
Et comment s'appelle ta clinique ?
VINDEX
ECUEIL SOLEIL.
FLORIAN
Bordelier et poète !
VINDEX
Où est la différence ?
L'un veut l'argent, l'autre la gloire,
Mais tous les deux travaillent la même matière,
Leur connaissance en tout est identique.
FLORIAN
Bienvenue à la connaissance !
Dans un monde aussi difficile,
Elle est nécessaire au pouvoir.
FLORIAN
Le monde, beau fourbe, est un immense ECUEIL SOLEIL.
Quoi que fassent les hommes, où qu'ils vivent, même seuls,
Ils sont ensemble, et ce qui les unit,
A travers leurs mille et une raisons, bonnes ou mauvaises,
Ce qui les fait se chercher, se déchirer, se fuir, cette force
A l'oeuvre en tous leurs actes, en toutes leurs paroles,
Si tu veux la voir nue, et libre, attends minuit !
C'est à minuit que notre grande famille humaine
Enfin fait corps avec son rêve, avec sa rage,
Et le père, à minuit, sort du lit de la mère,
Encore gluant, pour s'accoupler avec la fille,
Et l'oncle avec la nièce, et le frère, à minuit,
Avec la femme du frère. Heure éblouie,
Pas une femelle, à l'exception de la soeur,
Qui ne soit unie au mâle, et pas un mâle à la femelle !
Et le matin, une fois mis leur costumes, et leurs masques,
Eux qui ne sont tous en vérité que des minuits vivants,
Sourions à leurs oublis, à leurs ruses, et sachons
Qu'à toute heure, sur la terre, minuit, il est minuit !
FLORIAN
On ne peut rien te cacher, sage patron,
J'aime. Acceptes-tu de t'employer pour moi ?
VINDEX
Cette première parole en appelle beaucoup d'autres,
Ce qui peut finir par faire une somme acceptable.
FLORIAN
Juge-moi fou, mais une femme existe
Que j'aime et que je veux. Ta mission ?
Obtenir d'elle, et sans attendre, un rendez-vous.
Tout pour moi dépend d'elle, d'elle seule, et toi,
Grand bordelier du monde, expert profond,
Mène à bien l'entreprise et ta fortune est sûre.
VINDEX
Qu'as-tu besoin de moi, Florian, fils de Fulgence ?
FLORIAN
Cette fille est d'une famille où nous ne sommes guère aimés.
Léona est sa mère, elle a pour nom...
VINDEX
Dora !
FLORIAN
Pourquoi t'éloignes-tu ?
Prends garde à toi si tu refuses.
Que signifie ce rire ?
VINDEX
Dora ?
Ton choix surprend, mais je t'approuve.
Une maîtresse garce ! Avec une femme comme elle, frère,
Avant dix ans minuit serait mon monopole.
Epouse-la.
FLORIAN
Un bordelier conseiller le mariage ?
VINDEX
Politique ! Ceux qui règnent, et demain tu règneras,
Auraient-ils oublié l'art de soumettre par alliance
Ceux qui veulent leur perte ?
FLORIAN
Oui, les Faustin,
Les Léona, leurs campagnes, leurs complots,
Saurais-tu quelque chose ?
VINDEX
Le jour où je saurai
Te coûtera cher.
FLORIAN
La fille me suffit.
Que sa Dora soit mienne et je les tiens tous.
VINDEX
Halte-là, jeune ruffian ! On demande à réfléchir.
Si l'entreprise échoue, ils se vengeront sur qui ?
Ce qu'ils aiment, et j'ai le même amour, c'est la vertu,
Mais ils sont pour lyncher ceux qui en font commerce.
Quand cette Gloria est morte, ils en ont tant dit
Et redit, et repris par tout le monde,
Un moment j'ai craint pour ECUEIL SOLEIL.
FLORIAN
Oui, des chiens qui n'aboient même pas, qui dégueulent !
Mais ils la ravaleront, ami, leur puanteur,
Rien ne pourra les sauver, j'en réponds, rien,
Et le monde enfin les verra tels qu'ils sont,
Pires cent fois que ceux qu'ils accusent !
Léona, la mère, entreprends-la donc,
Elle qui veut soi-disant la mort de ton commerce,
Tu seras témoin que tout pour elle est marchandise,
Que la vertu, elle n'en parle jamais que par chèques !
VINDEX
La mère qui se ferait maquerelle de sa fille ?
Ah canaille, je me tais, mais les femelles,
Bravo, tu les connais : le foutre et le fric.
FLORIAN
Avec un bordelier poète,
Un amoureux ne pouvait que s'entendre.
Une dernière chose, ami : Dora doit venir seule.
Et dis-toi que trahir mon amour serait très grave
Pour toi.
VINDEX
Me crois-tu assez fou
Pour jouer avec Florian, successeur de Fulgence ?
FLORIAN
Retrouvons-nous vite, et tous, cher Francisque !
Il sort. Vindex se démasque.
VINDEX
Et mes mains, et mes dents n'ont pas déchiqueté sa gorge !
Et ma bouche, à travers toi, masque à maudire,
Et moi, Vindex, j'ai ri ! Il crachait sur elle,
Il osait, misérable, et moi, Dora, moi, mère,
Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je dit ? O honte, j'approuvais,
Etonné de mes propres paroles. Masque,
Quel rôle ai-je accepté ? Quel jeu d'ignominie ?
Mentir ! Serait-il possible en mentant de dire vrai ?
Que sais-je des miens ? J'arrive, et qui sont-ils ?
"Pires cent fois que ceux qu'ils accusent !" Non,
Dora, non, tu n'es pas ce monstre ! O qui
Es-tu ? Qui sommes-nous vraiment ?
Qui, moi ? Celui qu'il y a un instant j'étais
Et que pourtant je n'étais pas ? Que se passe-t-il,
Quand je te porte ? Etrange es-tu, masque, et terrible !
Toi sur mon visage, un autre apparaît,
Un autre moi-même, un moi-même
Qui me serait encore inconnu. Vérité !
Sommes-nous donc autant de corps purs
Qui ne peuvent rayonner que mensonge ?
Et si mentir nous était impossible,
Si nous n'avions pas ce pouvoir de produire,
Si trouble et si fausse qu'elle soit, cette lumière,
Serions-nous tous alors perdus, invisibles,
Dans le noir ?
Il se masque.
Vengeance, pourquoi
Aurais-tu pitié du vengeur ? J'ai juré.
"Pires cent fois que ceux..." La fripouille
Ment ! Même si je sais, Dora, même
Si c'est manquer à la vertu que la mettre à l'épreuve,
Cette mission est mienne et je vais venir, Dora,
Sous ce masque et sous ce costume, et tremblant,
Moi, Vindex, moi, Francisque, ah tant qu'à jouer, jouons...
FAUSTIN
Vindex arrive. Il revient du palais.
Que s'est-il produit ? Je l'ignore.
Il parlait tout seul, il riait.
DORA
Lui auraient-ils appris la vérité ?
FAUSTIN
Il ne sait rien, il a son masque.
LEONA
La vérité, il l'apprendra
Un jour ou l'autre.
DORA
Un jour de mort,
La sienne, ou de folie,
Et je ne veux pas. Il faut qu'il parte.
LEONA
Il est trop tard.
DORA
Faustin, jamais
Tu n'aurais dû l'accepter avec toi.
Tu crois avoir toute liberté,
Prends garde.
FAUSTIN
Il n'y a pas que lui...
DORA
Si, Faustin, pour moi si, sois-en sûr,
Il n'y a que lui, pour moi, lui,
Et pour lui je suis prête à tout.
FAUSTIN
La ruine de notre plan, Dora, c'est notre ruine
A tous ! Je compte sur vous, pas une erreur.
Il sort. Entre Vindex costumé et masqué, coffret en main.
VINDEX
Que la beauté soit une et pourtant divisible,
En doute qui voudra ! Ce que je vois ici,
C'est bel et bien un même éclat,
Une même grâce en deux personnes.
DORA
Trop d'esprit, n'est-ce pas, mère ? A qui doit-on
En savoir gré ?
VINDEX
Ah moins à moi, Francisque,
Qu'à l'homme jeune, à l'homme riche et puissant,
Au nom duquel je viens t'offrir ce gage
D'indéfectible et tendre foi.
DORA
Mère, il faut pardonner. Quel est ce maître
Si promptement servi ?
VINDEX
Florian, fils de Fulgence.
DORA
Qu'est-ce à dire ?
VINDEX
Que je ne suis ici
Que la voix de celui qui t'aime...
DORA
A lui ma haine, à toi va mon mépris,
A toi, à tes pareils, à cette famille
De corrupteurs, suborneurs, pourvoyeurs,
Qui se battraient, dès la moindre demande,
Pour livrer à crédit leurs propres femmes,
Leurs propres filles ! Quelle fête, il faut dire,
Quelle débauche de luxe attend les très chères !
Ces miroirs pleins d'ors, de soies, de fourrures,
Ces miracles qu'on ne fait que pour elles,
Pas une, tôt ou tard, qui ne donnerait tout
Pour retrouver l'honneur perdu, pas une,
Seule, au matin, l'orgie éteinte, face
A ce qu'on a fait d'elle, ah pas une seule
Dont les diamants ne se mouillent de larmes !
Victimes sans témoins, sans recours, toutes,
Fixer leur prix, c'était fixer leur sort,
Toutes le subiront, seules toujours,
Jusqu'à l'abjection, jusqu'aux plus bas crimes.
Va, je me tais. Que pourrait-on comprendre,
Quand on peut jouer un pareil rôle ?
Retourne à ton maître, il attend sa dupe.
Elle sort.
LEONA
Quelle idée aussi ! Qu'es-tu venu faire ?
Et pourquoi ce coffret ?
VINDEX
Ce que la fille,
Vertu oblige, a méprisé, ce gage
De bonheur, d'opulence, de puissance,
Ne peut-il pas lui être imposé
Par la mère ?
LEONA
Est-ce moi
Que tu as juré de rendre folle ?
VINDEX
Pense à l'avenir de ton enfant,
Pense à toi. Florian...
LEONA
Je t'en prie.
VINDEX
Florian est prêt...
LEONA
C'est ridicule
VINDEX
A t'offrir une fortune...
LEONA
Jamais !
Venant d'eux, jamais, c'est simple, et tu le sais.
VINDEX
Ce que j'ai tu, ce qu'il convenait de taire à ta fille,
La mort de l'innocence est quelquefois mortelle,
Même si pour toi aussi, je sais, c'est une épreuve,
Il faut que tu l'entendes, Léona, il le faut.
Fortune, avenir, famille, il y va de vous tous,
De votre vie. Ah parlons franc,
Parlons Florian. Dora,
Il l'a toujours aimée, et l'aveu que j'ai fait,
Tout insensé qu'il peut paraître, est vrai.
Mais pourquoi s'est-il décidé, pourquoi aujourd'hui ?
Aujourd'hui, Léona, c'est l'heure de Fulgence,
C'est l'heure proche où le fils va succéder au père,
Mais au fils, à Florian, qui succèdera ?
Un règne sans héritier n'est qu'une longue marche funèbre,
Et prendre le pouvoir, quand on l'aime aussi pour lui-même,
C'est prendre femme. Et si cette femme a nom Dora,
Sur tous les plans Florian triomphe.
Son épouse est selon son coeur, son pouvoir assuré,
Ses ennemis, le sort de Dora lié au sien,
Ce sont tous ses ennemis qu'il neutralise,
Et même mieux, je rapporte ici ses paroles,
Dora mienne, je les tiens.
LEONA
On croirait l'entendre.
VINDEX
Si tu fais que ta fille accepte, alors c'est vous
Qui le tenez ! Ah Léona,
Obtiens de Dora un oui à Florian,
Et sans même parler de ce qui te reviendra,
Une fortune, une fois ta fille dans la place,
Te voilà enfin, toi, placée au centre.
L'ennemi croit savoir, mais c'est toi qui sais,
Qui observes, qui suis, qui donnes le change,
Qui frappes. Et ce triomphe
Qu'il s'était préparé, lui, en confiance,
Vengeance et pouvoir, tout va être à toi.
LEONA
Dora au palais, Dora et Florian...
VINDEX
Florian veut ta perte, il aura son heure.
LEONA
Et dire que c'est toi...
VINDEX
Florian est mon maître,
Mais je suis libre de servir
Qui je veux. Pourquoi toi ? C'est mon secret.
LEONA
Un coup pareil, c'est même pour toi une évidence ?
VINDEX
Morte, Léona, la morale est morte.
Les revenants, scrupule, appréhension, leur rôle
Est d'effrayer tous les naïfs, les faibles,
Eternelles victimes de l'éternelle farce.
Vois la masse énorme et morose des sots
Et vois au-dessus d'eux, Léona,
Les subtils qui rient et qui tirent les fils.
LEONA
Dommage que Dora ne puisse pas t'entendre !
VINDEX
Ta fille st belle, Léona. Sa beauté,
Ah ne vois-tu pas ce qu'elle représente,
Pour toi et pour tous, sa beauté ? Ses yeux,
C'est l'ardeur et la foi de tout un peuple
Que tu auras sauvé, ses cheveux, ses lèvres,
C'est l'avènement, l'enchantement, le prodige
D'un temps nouveau qui portera ton nom,
Et tout son corps, la terre où tu règneras.
LEONA
Belle, on peut l'être, à cet âge, encore plus qu'elle,
Et ce serait justice, après tout, qu'elle me rende
Un avenir que j'ai dû si vite sacrifier.
Quelle vie autrement je pouvais avoir,
Toi au moins, tu l'as donc compris ?
Mais pour le reste, hélas, c'est toi toujours,
Tu parles seul, tout est du rêve.
VINDEX
Réveille-toi, Léona, le ciel brille.
Il sort le collier.
LEONA
Tu as parlé avec Florian ?
VINDEX
Je l'ai quitté pour accourir ici.
LEONA
Et tu dis...
VINDEX
Qu'il est prêt à t'offir une fortune.
Tu n'en as nul besoin, je sais, mais riche,
Seul l'est vraiment qui possède l'art
De fait de tout matière à s'enrichir.
LEONA
Ma richesse ? Demande
A Faustin, lui le sait, ce qu'il en est,
Lui et moi, jusqu'ici, personne d'autre.
VINDEX
Personne mieux que lui n'était qualifié,
Après la mort soudaine de ton mari...
LEONA
Mon mari
Est mort dans la ruine ! Ah je ne peux pas
Tout dire, et c'est peut-être aujourd'hui du passé,
Peut-être as-tu raison, un temps nouveau commence.
Mais si tu savais les nuits sans sommeil,
A quel point on tremble, on s'use, on vieillit,
Quand il faut pourtant se venger du sort
Et vivre ! Faustin ! Ce que j'ai dû faire
Pour lui ! Lui en vouloir ? Sans lui,
C'était pour nous la pire misère.
VINDEX
Que ce soit la splendeur suprême,
Sans lui ! Vengeance, toi seule
As ce pouvoir de lier les destins l'un à l'autre,
Leur unité, c'est toi, leur éclat, leur justice,
Et ce collier est ton emblême !
Il le passe au cou de Léona.
LEONA
Ah je ne sais plus, la tête me tourne...
VINDEX
Tu n'as qu'un mot à dire, Léona,
Et c'est pour toi autant de fortunes
Que de diamants à ce collier,
C'est le règne, pour toi, et toute vie
A ton gré, Léona, et Faustin
Inutile.
LEONA
Il faudra bien qu'il sache...
VINDEX
Il saura, un peu, juste ce qu'il faut,
Et le reste trop tard.
Entre Dora.
DORA
Encore ici ?
C'est inespéré. Que veut dire
Cet attribut d'infamie à ton cou ?
LEONA
Je comprends fort bien que tu le regrettes.
Rien n'est perdu, va, au contraire,
Et dès qu'il t'aura expliqué les choses...
VINDEX
Quand une mère a souffert, seule, des années,
Pour l'unique bien de ceux qu'elle aime,
Quand jour après jour, seule, une mère
A supporté toutes les épreuves,
La pauvreté, l'humiliation,
Sans une seule fois perdre courage,
Et que sonne enfin l'heure de justice,
L'heure où le salut pour elle ne dépend
Que de ceux mêmes qui lui doivent tout,
Qui donc ne serait prêt à tout lui rendre
Et qui même ne regarderait comme une grâce,
Comme une bénédiction de faire ainsi ensemble
Et le bonheur d'un être aimé
Et son propre bonheur ? Ah cette compagne
De ton ennui, cette harpie au corps glacé,
Cette moribonde, la vertu, fais-la taire
Et qu'elle crève ! Ecoute enfin, écoute
Cette voix en toi, cette voix qui te rappelle
Ce que depuis toujours savent toutes les femmes :
Celles qu'on respecte, et dont les nuits sont solitaires,
Leurs bras ne trouvent, en rêve, que des ombres,
Celles qui se rient du monde étreignent le soleil !
DORA
Tel maître, tel laquais ! Tout serait pardonnable,
Et j'irais à nouveau cacher ma tristesse
Et ma confusion, mère, si j'étais sûre
Qu'il parle sans savoir.
VINDEX
Sauvage encore
Et prompte à fuir, mais en vérité qu'elle est simple,
Qu'elle est transparente à tous les regards,
La jeune fille au coeur de son propre éclat,
Et qu'il serait tendre à lui découvrir,
Le secret qui l'oppresse et dans la solitude
La jette en pleurs ! Ce qu'elle cherche
A nommer, ce qu'elle espère du silence,
Quand elle est là, seule et vibrante avec elle-même,
Chacun de ses mouvements, le moindre de ses gestes
Le crie ! Elle s'avance au miroir, une larme
Brille encore, longue à sa joue,
Son visage lentement s'approche de son visage,
Et ses yeux de ses yeux, ses lèvres de ses lèvres,
Sa main monte à sa gorge, et tout à coup
Elle se retourne, haletante,
Les yeux clos. Ce battement en elle,
Ce sang qui brûle, est-ce donc pour rien,
Pour rien ce corps ? Ah c'est de haine
Qu'elle gémit, qu'elle l'appelle,
Celui qui ne vient pas, celui
Vers qui pourtant, par le monde vide,
Elle se précipiterait, elle, éperdue,
Oui, qu'il l'ait à lui, que s'ouvre la vie,
Que le désert enfin jaillisse, arbre de joie !
DORA
Est-il possible, après une pareille impudence,
Qu'une mère se taise ? Est-il possible
Qu'une mère accepte ainsi, diamants à compte,
De faire livrer sa fille au plus offrant ?
LEONA
Que font-elles d'autres, les mères, et toutes ?
DORA
Mais rappelle-toi devant qui tu parles !
LEONA
Et dire qu'il y a des milliers de filles
Qui déborderaient de reconnaissance, elles,
Si leur mère arrivait à les vendre
Au beau Florian !
DORA
Francisque,
C'est ton nom, n'est-ce pas, Francisque,
Où est ma mère ? Elle était ici,
Où est-elle ? A-t-elle dû partir
Sans même pouvoir me dire adieu ?
Quelqu'un est-il venu l'appeler d'un signe ?
LEONA
Elle perd la tête !
DORA
Où est ma mère ?
VINDEX
Es-tu aveugle ?
DORA
Elle ?
Elle, ma mère ?
Il faut qu'il existe en ce monde
Un bien grand pouvoir de changer les êtres,
Pour que d'une seconde à l'autre, l'enfant
Ne sache plus reconnaître sa mère.
Ou bien alors elle est cachée à l'intérieur
Et c'est pourquoi je ne la vois pas.
LEONA
Mais le collier te plaît.
DORA
Si tu es ma mère, sors
Du corps de cette femme ignoble,
Féroce et fourbe entre les fourbes,
Du corps sans entrailles de ce monstre
De turpitude et d'abjection,
Capable de tout, criminelle,
Empoisonneuse !
LEONA
Et toi, infecte garce !
VINDEX
Dora !
Elle gifle Léona. Entre Faustin.
FAUSTIN
Honneur à la vertu !
LEONA
Viens dans mes bras, ma fille ! Viens,
Ta place est là, contre mon coeur.
DORA
Je crains fort qu'il ne soit trop tard.
LEONA
Viens, ma pure enfant, tout ce que j'ai pu dire, C'était pour t'éprouver.
VINDEX
Léona,
Dis-tu la vérité ?
LEONA
Suborner ma fille,
En faveur de qui, du fils de Fulgence,
Voilà, Faustin, voilà
Ce qu'est venu faire ici cet homme !
Ah pardonne-moi, ma fille, pardonne
Et viens !
Dora se précipite.
DORA
Mère,
Tu m'es plus chère encore, et ma joie
Serait sans bornes, et j'oublierais tout,
Si cette chose à ton cou ne me rappelait
Ma déconvenue et mon outrance.
LEONA
Qu'il vienne le retirer lui-même,
Son emblême !
Vindex enlève le collier.
VINDEX
Adieu sans regret ?
DORA
Qu'avons-nous besoin de diamants ?
Les plus éclatants, les plus rares,
Comme ils passent, comme ils ternissent,
A la lumière de la vertu !
Elles sortent.
FAUSTIN
Sans doute as-tu de l'argent en trop,
Du temps, non. Fulgence ?
VINDEX
Il viendra.
Francisque lui dira ce qu'il faut lui dire.
FAUSTIN
Qu'il lui sera donné un spectacle...
VINDEX
J'ai vu, moi,
La fille exemplaire au bras de la mère.
Que peut-il bien être, alors, ton spectacle ?
FAUSTIN
Ton opération ici nous a fait perdre
Quelques points : je ne serai rassuré
Qu'une fois la tendance renversée,
Qu'une fois conclu ce rendez-vous
Avec le vieux faussaire.
VINDEX
Et avec toi.
FAUSTIN
C'est lui ou c'est nous, jeune fils,
Et cette nuit même, et pas de report.
Il sort.
VINDEX
Farce ignoble ! Ah pourquoi ces diamants, pourquoi
Ce jeu avec la pureté même ? Existe-t-il
Comme un désir, en chaque vivant, comme une rage
D'être tout, même le pire ? Est-il impossible
De ne pas devenir ce qu'on veut combattre,
Avilissement, cruauté, imposture ? Rien,
Rien ne pourra-t-il être régénéré,
Tant que l'horreur, l'insanité, la pestilence,
Règneront sur le monde ? Ah comment croire
Qu'il suffise en tout, malgré tout, d'être soi-même
Irréprochable ? Il faut plus, Dora, il faut faire
Que la vertu triomphe et règne. A mort le crime,
A mort l'ignonimie, à mort ce qui ne vit
Que de perversion, lâcheté, ineptie,
Et tout mensonge, à mort !
Il replace le collier.
Ainsi le veut
Cette loi qui lie en un même tout
Le mal intime au mal du monde,
Cette puissance absolue et qui est tienne,
Vengeance, à la fois énigme et réponse ! Moi,
Moi, cette nuit, dont l'acte de justice
Sera le premier d'un monde juste,
Ah moi aussi je mens, et je suis perfidie,
Outrage, moi aussi, et scandale, et ce masque,
Si je l'enlevais, lui qui me brûle,
Le peau de mon visage y resterait collée,
Sanguinolente. Oui, tout jeu est disgrâce, et pourtant,
Tout, il le faut, je jouerai tout, moi qui hais tout,
Et je ne t'enlèverai, masque, et pour toujours,
Qu'une fois mon oeuvre achevée. Ils viendront tous,
Ils l'auront tous, leur rendez-vous avec la mort.
Fulgence, et toi, Florian, vous aurez cru Francisque
Et c'est Vindex la vérité ! Et quant à toi, Faustin,
Ce rôle auquel j'ai dû consentir, sous serment,
Et cette femme humiliée, et son trouble, je sais,
Quand à ses yeux miroitait la fortune,
O pauvre mère, oui, tu es cause
De tout, Faustin, et toi aussi,
Ce sera ton heure, et sur tous vos cadavres,
Vengeur triomphant, je l'aurai enfin,
Dora, le pouvoir de faire en ce monde
Régner la transparence, à jamais, l'ordre pur !
LA MERE
Ce Bébé, toujours aussi rose !
BEBE
Tu es déjà venue,
Toi...
LA MERE
Deux fois, Bébé, la première
Avec Lula, ma fille aînée,
La deuxième avec ma cadette.
Aujourd'hui voici ma ttroisième
Et ma dernière, hélas.
LA FILLE
Maman...
LA MERE
Elle vient juste d'avoir l'âge.
BEBE
Son dossier ?
LA FILLE
Maman... La mère remet le dossier à Bébé.
LA MERE
Rien n'y manque.
Te souviens-tu comme on a ri,
Avec Lula ? Dans la rubrique :
Acte sexuel - H : Performances,
Question 9 : Durée maximum
En activité continue,
J'avais inscrit : Illimitée.
BEBE
Lula, le maître
L'aimait beaucoup.
LA MERE
Il aimait aussi ma cadette,
Il avait su la transformer,
Au point qu'elle a pris sa manie.
Quant à ma dernière, ah Bébé,
Sais-tu pourquoi c'est ma plus douée ?
LA FILLE
Maman, vraiment...
LA MERE
Comme un étau !
M étant la valeur moyenne
De la contraction vaginale,
As-tu vu quelle est sa formule ?
5 M 3/4, presque 6 M !
Incroyable, Bébé, unique,
Et tu peux vérifier toi-même.
BEBE
Il y a longtemps
Que mes cheveux sont trop blancs.
LA MERE
Mais rien qu'au doigt, Bébé, au doigt.
BEBE
Va, emmène-la
En salle de tests.
LA MERE
Bébé, crois-moi, le vieux Fulgence
Ne voudra plus connaître qu'elle.
Elles sortent. Entrent deux mères et deux filles, l'une des filles en vive discussion avec l'autre.
LA PREMIERE FILLE
Je vais te dire, moi, pourquoi
Il t'a bien fallu faire appel
A ton sexomètre moderne !
LA DEUXIEME MERE
Allons-nous-en.
LA DEUXIEME FILLE
Si toi aussi...
LA PREMIERE FILLE
C'est parce que chez tous les autres,
Tes résultats, c'était zéro !
LA DEUXIEME FILLE
Que la jalousie enlaidisse,
Dans ton cas c'est sans importance.
Elle remet son dossier à Bébé, la première mère remet celui de sa fille.
LA PREMIERE MERE
Mais son dossier n'est pas conforme !
LA DEUXIEME FILLE
Le sexomètre que j'ai vu,
Sa technique est ultramoderne...
LA PREMIERE MERE
Modernité, label d'escrocs !
LA DEUXIEME FILLE
Mais tous mes résultats...
LA PREMIERE MERE
Sont faux !
La fermeté de la poitrine,
Que fait-on pour la mesurer ?
On exerce en plusieurs endroits
Une pression, toujours la même,
Pour voir jusqu'où le sein s'enfonce.
Et que fait-il, ton sexomètre ?
LA DEUXIEME FILLE
Il me donne en plus la vitesse
A laquelle mon sein remonte.
LA PREMIERE MERE
Ce n'est donc pas la fermeté
Qu'il mesure avec sa méthode,
C'est l'élasticité.
LA DEUXIEME FILLE
Les deux.
Dans mon dossier j'ai les deux chiffres.
LA PREMIERE MERE
Dans ton dossier on te demande
Si oui ou non tes seins sont fermes
Et non pas s'ils sont élastiques.
LA PREMIERE FILLE
Compare un peu, regarde, touche !
BEBE
Je ne suis plus très fort
En sexométrie, les experts
Vous attendent.
La première mère et sa fille sortent.
LA DEUXIEME MERE
N'y va pas.
LA DEUXIEME FILLE
Viens !
LA DEUXIEME MERE
O mon enfant...
LA DEUXIEME FILLE
C'est la loi, sinon j'irais seule.
Un mot, tu n'as pas dit un mot
Pour me défendre, toi, ma mère !
Elles sortent. Entre une nouvelle mère et sa fille.
LA MERE
Et si enfin on supprimait
Cette absurde limite d'âge,
Je te montrerais volontiers,
Moi, ce que c'est qu'une nature !
LA FILLE
Quand on est aussi sûr de soi,
On ne devrait pas avoir peur
De ce qui n'est que scientifique.
LA MERE
Scientifique, on est scientifique,
Mais il s'agit d'être savant !
LA FILLE
Coment pourrait-on se connaître...
LA MERE
Dans l'action, crénom, dans l'action !
LA FILLE
Mais enfin, on aime savoir...
LA MERE
Il vaudrait mieux qu'on sache aimer !
Mais ça s'empiffre avec des chiffres
Et ça n'a plus goût à rien d'autre !
Ou c'est la science, ou c'est l'amour !
Elle jette le dossier. Sa fille le ramasse et le remet à Bébé.
LA FILLE
Ton dossier à toi, ton dossier,
Ce serait un beau spécimen !
Les seins, jusqu'au milieu du ventre,
Et partout des grappes de graisse,
Et le vagin, un vieux bavoir
Qui te pendouille entre les cuisses,
Et l'anus, tu l'as en relief !
Elles sortent. Entre Fulgence. Bébé lui fait sa toilette. Fulgence regarde les dossiers. Sur un signe de Fulgence, musique. Une chanteuse chante.
LA CHANTEUSE
Quand j'ai connu le dernier homme,
Il ne restait plus sur la terre
De survivants que lui et moi,
J'ai versé sans rien dire à boire
Et lui m'a murmuré : Adieu,
L'heure du premier verre
Sera l'heure aussi du dernier.
Grise ou rose, allumez,
Allumez la musique,
Rien n'est plus triste, rien,
Qu'une nuit sans soleil.
Quand nous avons ouvert nos lèvres
Pour boire ensemble, à l'instant même
Où l'alcool nous brûlait le corps,
La terre a soudain toute entière
Explosé dans l'espace et nous,
Et lui m'a murmuré : Adieu,
Même oubli, même ivresse,
Nous sommes morts du même éclair.
Grise ou rose, allumez,
Allumez la musique,
Rien n'est plus triste, rien,
Qu'une nuit sans soleil.
Nous ne sommes plus, veuf et veuve,
Qu'un même voeu : mourir encore,
Mourir sans fin, mourir ensemble,
Mais le néant n'est qu'un immense,
Qu'un éternel rendez-vous vide,
Et lui m'a murmuré : Adieu,
Et comment, comment boire,
Sans alcool, sans lèvres, sans corps ?
Grise ou rose, allumez,
Allumez la musique,
Rien n'est plus triste, rien,
Qu'une nuit sans soleil.
La musique cesse. Entre Vindex, costumé et masqué.
VINDEX
Maître, salut à toi !
BEBE
Qui es-tu ?
VINDEX
Un spectacle,
Un spectacle sans prix,
Tel que jamais personne encore n'en a vu.
BEBE
Si ton spectacle
N'a pas de prix,
Quel est le tien ?
VINDEX
Que le Maître consente à venir, cette nuit même,
Et nous serons, lui et moi, plus que comblés.
BEBE
Cette nuit, jeune homme,
Réunion extraordinaire
Du Conseil.
VINDEX
Si Conseil il y a, puis-je conseiller au Maître
De venir après, et de venir seul ?
BEBE
Seul ?
Maître, peut-être
A-t-il beaucoup à dire ?
VINDEX
Si de ma main ou de quelque autre
Il advient quoi que ce soit à cet homme,
C'est moi-même alors qui me ferai justice,
Mon sang jusqu'à la dernière goutte
Pour une seule goutte du sien.
FULGENCE
Ton spectacle sans prix,
Tel que jamais
Etc.,
C'est une histoire, avoue,
Etrange.
VINDEX
Maître ou ruffian, tout homme,
Près de mourir, secrètement s'interroge :
Qu'a donc été ma vie ? Mon vrai visage,
A quel instant s'est-il donc découvert ?
Qui donc mourra quand je mourrai ?
Cette vérité qui ne fait qu'une
Avec sa vie, avec sa mort,
Qui n'aimerait la savoir ?
FULGENCE
Que peux-tu donc
Savoir de moi ?
VINDEX
Qui viendra verra, je n'ai rien à dire
Que le lieu et l'heure.
FULGENCE
Bébé.
BEBE
Maître,
Le Conseil ?
Il sort. Sur un signe de Fulgence, musique.
FULGENCE
Parlons un peu,
Ami...
VINDEX
Francisque.
FULGENCE
Pouvoir dormir,
Oui,
Ce que j'aimerais,
Moi qui ne dors plus
Depuis
Tellement d'années.
Je reste là,
Assis, avec
Les souvenirs,
Jeunesse, enfance,
Etc.
De temps en temps, je
M'assoupis, pas plus,
Assis toujours. Couché,
C'est autre chose,
Couché, je me
Crois déjà mort.
VINDEX
Dormir, il y avait des soirs,
Quand j'étais enfant, où je ne voulais pas,
Moi, dormir, de peur
De ne plus me réveiller, et je me réveillais
En sueur, dans le noir, la main sur la poitrine,
Je comptais mon coeur en mordant les draps
Pour ne pas crier, je me disais : Jamais,
Toutes ces secondes, minutes, semaines, années,
Tout ce temps ne passera jamais. Peur,
J'avais peur de mourir avant d'être homme,
Avant d'avoir connu la femme.
FULGENCE
Cet orifice
De la femme, on croirait,
Quand il est grand ouvert,
Dans l'amour,
La bouche même de l'énigme,
Et c'est un corps. Un corps,
Quelle que soit la question
Ou la réponse,
Un corps est là
Qui joue, et tous,
Ou presque,
Aiment jouer. J'aimais.
J'étais pareil
A ces passionnés
De machines à sous, pour qui
Seul compte, après
Combien de coups
Pour rien
Et toujours rien, l'instant
Où c'est gagné, où tout
Se déverse, un fracas, une
Fortune. Et j'aimais,
Quand la femme
S'ouvre, être emporté,
Englouti
Dans l'avalanche de pièces.
VINDEX
Il y avait d'autres soirs, enfant, je me disais :
Et si la femme, enfin venu cet âge où moi
Je pourrai la connaître, et si la femme
Alors refuse ? Et je pleurais,
Je m'imaginais dans le noir,
Mourant, auprès de moi ma mère,
Ma mère en pleurs suppliant : Mon enfant,
Non, ne laissez pas mon enfant mourir !
Et des femmes surgissaient, l'une d'elles
Se penchait vers moi, souriante et nue,
Et j'étendais les bras, ma mère
Avait un cri, et toutes, pour
M'arracher à la mort, les femmes
M'étreignaient toutes.
FULGENCE
Que rien ne sauve,
Voilà
Le désespoir,
Tant qu'on n'a pas
Enfin compris
Que rien
N'est à sauver,
Rien. Libre,
J'ai vécu
Libre en tout,
Mais après moi,
Après ? J'ai,
De là-haut,
Regardé le soleil couchant,
J'ai cru voir, accroupi
Sur l'horizon,
Un vieillard décharné
Qui chiait du sang, une mare
De sang, avec
Au milieu
Une pièce d'or.
VINDEX
J'ai connu la femme, et toujours,
Quand l'instant formidable arrive,
Quand je perds en criant toute conscience,
Au fond du noir l'épouvante me saisit :
Si j'étais mort ? Alors
Je me répète mon nom, mon âge,
Où je suis né, où je demeure,
Ce que je fais, et contre moi je sens
Cet autre corps, j'ouvre les yeux,
Je me retrouve et la peur vole
En éclats de rire fou.
FULGENCE
Ami Francisque...
VINDEX
Pourquoi
Avons-nous moins confiance en la vie
Qu'en la mort ?
FULGENCE
Il faudrait que chaque homme
Puisse avoir
Avec sa propre mère
Un enfant
Qui soit un autre lui-même.
VINDEX
Avec qui ?
FULGENCE
J'aimerais
Vous voir ensemble,
Toi et mon fils.
VINDEX
Maître...
FULGENCE
Maître !
Appelle-moi Fulgence.
Amis, nous le sommes
Par l'âge. Oui,
Dans toute vie
Il y en a deux, l'une
Qui s'achève avec
L'adolescence,
L'autre
Avec la vieillesse.
VINDEX
Et comment finit la première ?
FULGENCE
Dans l'oubli.
La seconde, on ne
Le sait que trop. Si encore
On était aussitôt
Un squelette ! Mais
Ce corps sans mouvement,
Raide, froid,
Livide, il faudra, d'heure
En heure,
Qu'il devienne
Verdâtre, avec des
Plaques jaunes,
Il faudra, plus dur
Que la pierre, il faudra
Qu'il commence à fondre,
A faire une tache,
A puer,
A bleuir, puis,
Au fond de la terre, à
Quel moment se mettent
A grouiller les premiers vers,
A quel rythme ils se
Multiplient, et c'est
Par milliers,
Friands
De pourriture,
Qu'ils dévorent,
Dans le noir,
La cuisse et l'épaule,
Le cou, une joue,
Etc.,
Il faudra, il
Faudra, Francisque,
Avant d'être
Enfin
Un dépôt d'ossements
Propres,
Nets,
Comme des lingots.
VINDEX
Rira bien, dit le crâne,
Qui rira le dernier.
FULGENCE
Un crâne vivant
Qui rirait en silence,
Le voilà,
Le spectacle.
VINDEX
Il ne tient qu'à toi de savoir, cette nuit même,
Cette vérité après laquelle on peut mourir.
FULGENCE
Je n'aime plus guère
M'éloigner de ma chambre.
VINDEX
Alors dis-moi comment, Fulgence,
T'appeler au téléphone, à minuit, dans ta tombe.
Sur un signe de Fulgence, la musique cesse.
FULGENCE
Bébé.
Entre Bébé.
BEBE
Maître ?
FULGENCE
Ajourne le Conseil.
Ami,
L'heure et le lieu.
FAUSTIN
Que nous rapporterait la mort de Fulgence ?
Quel intérêt que le père disparaisse,
Si le marché va dans les mains du fils ?
Le pouvoir, Vindex, le pouvoir fait prime !
Ou n'es-tu qu'un enfant ?
VINDEX
Alors sache-le, Faustin,
Lui aussi va venir, le fils, avec la femme,
Florian et Séphora ont rendez-vous ici,
Et pour eux, j'ai posté un homme armé.
Ils succèderont à leur époux et père
Dans la mort.
FAUSTIN
Vindex...
VINDEX
Il est trop tard.
Sache-le aussi, Faustin, ton film
N'aura pas été fait pour rien.
Les amours du fils et de la belle-mère,
Tu projetteras ça à Fulgence
Pendant son agonie.
FAUSTIN
As-tu,
Comme convenu, gardé le secret ?
VINDEX
Nous sommes les seuls, toi et moi, à savoir
Que cette nuit même, en ce lieu, le règne
De l'abjection et de la forfaiture
Va prendre fin.
FAUSTIN Le vieux Fulgence,
Soit, tout compte fait, qu'il meure.
VINDEX
C'est l'heure.
Faustin sort. Vindex rejoint un grand mannequin voilé.
Il s'approchera de toi,
Il avancera ses lèvres sans rien voir
Et le baiser qu'il te donnera
Sera pour lui le dernier. Ce désir pourtant,
Ce désir, au fond de moi, ce désir, pourquoi,
Dans un grand rire, au vieux Fulgence,
De tout avouer ?
Entre Fulgence.
FULGENCE
Francisque.
C'est moi, Fulgence.
Qui est-ce ?
Il dévoile le mannequin : un squelette en robe avec le collier.
On t'a donc dit
Ce qu'elles appellent,
Toutes, ma
Manie ?
Une bouche
Faite pour la mienne,
La seule,
Oui,
C'est la seule.
VINDEX
C'est Gloria.
FULGENCE
Gloria ?
Je l'ai aimée,
Et regrettée,
Quand elle est morte.
Tu m'as
Couté cher,
Gloria, mais grâce
A toi, rien
Ne se tramait,
Dans ton monde,
Rien,
Sans que je sache.
VINDEX
Tu l'as aimée ?
FULGENCE
Cette allure
Qu'elle avait,
Tout pour elle,
La tête,
Les reins,
Etc.,
Et ce collier,
Gloria...
Il tombe.
VINDEX
Sa bouche était empoisonnée.
FULGENCE
C'est la mort ?
Merci, ami,
Merci.
Que de fois
J'ai
Espéré
Mourir ainsi,
D'un baiser
Du squelette,
Que de fois
J'ai pris sa bouche
Pour rien...
VINDEX
Ecoute...
FULGENCE
Il n'y a
Plus qu'une
Chose...
Est projeté le film avec Florian et Séphora.
Florian !
Ami,
Mon vrai,
Mon seul
Ami, dire
Que j'avais
Si peur...
VINDEX
Fulgence...
FULGENCE
Florian,
Je voyais
Sa manière,
Ce goût,
A son âge,
Du pouvoir,
J'avais
Peur
Qu'il oublie,
Lui,
Le corps...
VINDEX
La vérité,
Avoue...
FULGENCE
Le maître,
C'est
Le corps,
Et malheur
A ceux qui veulent
Régner sans lui,
C'est régner
Contre lui,
Et tôt
Ou tard
La chute...
VINDEX
C'est toi qui l'as tuée...
FULGENCE
Florian,
Ton
Règne
Est assu-
Ré, je
Meurs
Heureux.
Il meurt. Entrent Florian et Séphora.
FLORIAN
Encore lui et toujours sa manie !
SEPHORA
Florian, ça y est, le vieux est mort !
Rafale. Ils meurent.
VINDEX
Regarde,
Avant de mourir,
Ton fils, regarde !
Il traîne le cadavre de Fulgence.
Ton beau Florian,
Ton digne de toi,
Vieux fourbe, embrasse-le,
Lèche-le,
Ton fils chéri,
Son sang est chaud,
Lèche, lèche !
Il frappe le cadavre.
Non, non,
Tu n'es pas mort,
Non, pas encore,
Pourriture,
Ordure,
Non !
Il arrache le crâne du mannequin.
Qu'il vive,
Je veux qu'il vive !VOIX
A la garde ! Alerte ! A la garde !
Rafales. Entre Faustin.
VINDEX
Feu sur lui, feu, feu, feu !
Il sort.
FAUSTIN
Arrêtez-le !
Cri.
Qu'on enlève les dépouilles
Et que rien ne soit épargné
Pour rendre au Maître, à son fils, à sa femme,
Tous les honneurs dûs à leurs titres !
Vindex tient en mains le crâne du mannequin.
VINDEX
C'est donc pour toi, depuis toujours,
Et pour toujours, toi, c'est donc toi ?
Joie, épouvante, haine ou pitié, selon
Le masque vivant que tu portes,
C'est le même jeu, toujours, même
Ce que je suis là à te dire,
Crâne aussi, moi, crâne
Qui parle, et plus la parole
Est pure et plus tu es proche,
Plus je suis toi ! Nuit,
Sage nuit, pourquoi,
A la place de toutes ces étoiles
Au clignotement absurde, ô pourquoi pas des crânes,
Des milliards de crânes, là-haut, des myriades,
Crânes partout, lumineux, crânes...
Entre Faustin.
FAUSTIN
Embrasse-la.
VINDEX
Cette bouche ?
FAUSTIN
C'est Gloria, non ?
Cette campagne, à la mort de Gloria,
Un extraordinaire investissement !
Bilan aujourd'hui : un boom,
Comme personne jamais n'en a vu,
Sur tout ce qui est valeur morale.
Embrasse-la.
VINDEX
Elle ?
C'est la mort !
Entrent des gardes. Ils empoignent Vindex et lui font de force embrasser le crâne. Ils sortent.
VINDEX
Toi,
A toi,
C'est ton tour,
Parjure,
Tu vas mourir,
Faustin...
FAUSTIN
Une ère nouvelle a commencé, l'ère
De la rationalité absolue.
Les noms sont abolis : tel va être
Le premier décret du premier Conseil.
Faustin bientôt ne sera plus Faustin,
Partout règnera le chiffre anonyme
Et plus tard, quand quelqu'un demandera
Quel a été le dernier nom,
Il lui sera répondu :
Vindex.
VINDEX
Faustin, tu es
Comme tous les vainqueurs,
Tu voudrais tellement que plus rien
Ne change et que le monde
S'immobilise, il existe un pouvoir,
Faustin, qui fait
Que le monde est toujours à changer,
Que plus rien jamais ne reste le même,
Et ce pouvoir, Faustin, ce pouvoir
Tout-puissant, c'est celui du collier
Qui lie entre eux tous les humains,
Tous les destins, le collier,
Faustin, de la
Vengance...
FAUSTIN
Que quelqu'un te venge,
Toi,
Qu'il y ait quelqu'un de plus fou encore
Que toi,
De plus naïf...
VINDEX
Vengé, Faustin, je serai
Vengé, je vais
Appeler...
FAUSTIN
Appelle
Qui tu voudras, personne
Ne te répondra plus.
Il sort.
VINDEX
Dora,
Toi seule,
Dora, vite,
Dora...
La paroi du fond s'ouvre et découvre une orgie où Dora est nue avec le collier. Vindex tombe.
Dora !
Vindex se traîne vers elle et Dora vient vers lui.
©
Maurice Regnaut
http://www.maurice-regnaut.com