Un studio d'enregistrement. L'orchestre RYTHMUS REX, percussions, clavier, contrebasse, guitare, flûte et saxophone, joue et le chanteur attend. Sur l'écran d'un moniteur, on voit la cabine technique, au premier plan une femme. La musique cesse, tous retirent leurs casques et la femme parle au micro d'ordre.
LA FEMME
Rex, je répète, et j'insiste, on aura vraiment très peu de temps... ça tourne.
Debout devant un micro à pied, Rex, le chanteur, a remis son casque. Il chante.
REX
toi dans ta peau
t'es bien c'est bien
toi dans ta peau
t'es mal c'est mal
moi dans ma peau
ni bien ni mal
moi dans ma peau
moi je suis seul
seul dans ma peau
pourquoi pourquoi
seul dans ma peau
vivre pourquoi
Brusquement, revolver au poing, entre un couple jeune, elle de peau blanche, lui non, lui manifestement d'origine étrangère, elle referme la porte et va débrancher les retours : le son de la cabine ne peut plus parvenir au studio. Rex retire son casque.
LUI
Les bras en l'air, et debout, tous, toi aussi, plus vite, et plus haut, les bras, si vous restez calmes, une fois que tout sera fini, vous serez de nouveau tous libres...
ELLE
Mais fouilles-les, vite, c'est la première chose, eux aussi, ils peuvent avoir des armes.
LUI
Avance un peu, toi, tourne.
ELLE
Vite, mais vite, et tous.
LE CHANTEUR
On en est là, à mort la musique, vive la politique.
LE PIANISTE
Politique, il s'agit bien de ça, tu n'as pas reconnu, ils avaient leurs photos partout, c'est Mayam et Lile, le couple maudit, il n'y en avait que pour eux, quand il y a eu son procès à lui, Mayam, il avait tué son frère à elle.
LILE
Mon frère avait tué un ami de Mayam, son meilleur ami, et si Mayam a tué mon frère, il l'a fait en état de légitime défense.
LE PIANISTE
Il a quand même été condamné à je ne sais plus combien de taule, il a l'air d'en être sorti plus vite que prévu.
LE FLUTISTE
Alors Mayam, c'est lui ?
LE PIANISTE
Oui, c'est lui, il est né ici, mais son père était venu de je ne sais plus où.
LILE
Son père était musicien, quand il était jeune, un grand musicien.
LE SAXOPHONISTE
Et c'est elle, Lile ?
LE PIANISTE
Elle, le père a du fric, puissante affaire d'audiovisuel, le matériel que tu vois là, autour de nous, pour les trois quarts ça vient de chez lui, et même le personnel, l'autre vedette du muet, dans la cabine, regarde-la, elle est plus ou moins de la maison, elle aussi, avant c'était sa gouvernante, à cette douce demoiselle.
LE GUITARISTE
La fille à papa et le fils de métèque, ils se sont connus où ?
LE PIANISTE
Dans un cours de danse, il paraît que le fils de métèque est très doué, c'est même comme ça qu'il gagne sa vie.
MAYAM
Mon père était prince...
LE CHANTEUR
Et moi je suis roi, Rex, oui, c'est moi, Rex...
LILE
Mayam, il en reste un, fais vite.
MAYAM
Et maintenant tous le long du mur, et plus un mot, c'est vu ?
Lile va vers un micro à pied.
LILE
Noune, Noune, tu m'entends, Noune... le son, oui, le son, on va te le remettre, Noune, mais tu vas m'écouter, c'est promis, tu m'écoutes... Mayam, celui-là, oui.
Mayam rebranche les retours.
NOUNE
... là, ce que je vois là, dans mon studio, un cauchemar, si seulement c'était un cauchemar, mais j'en tremble, à ton âge, toi, avec une arme, mais qu'est-ce qui t'a pris, ma Lilou, et comment tout ça va finir, j'en tremble, un cauchemar, si seulement c'était un cauchemar, ma Lilou, et tout ça pour qui, pour un criminel...
LILE
Noune...
NOUNE
... pour un moins que rien d'assassin qui a tué ton frère, et toi qui l'aides à s'évader, mais tu as donc perdu la tête, dis, ma Lilou, comment veux-tu que tout ça finisse, ah dès le début j'aurais dû tout dire à ton père, un cauchemar, si seulement c'était un cauchemar, je tremble, je tremble, et c'est toi, toi dans mon studio, c'est toi que je vois là, ma Liloune, toi qui avais ta vie toute prête, toi qui pouvais faire le plus beau mariage...
LILE
Noune...
NOUNE
... mais plus rien, plus rien, oublié, après tout ce que j'ai fait, ma Liloune, et dire que c'est là que je te vois, là que tu viens pour ton mauvais coup, là, dans mon studio, moi qui t'ai tout montré, tout expliqué, comment ça fonctionnait, moi qui croyais, mais tu n'as donc plus de coeur, pas plus pour les bons que pour les méchants, si seulement c'était un cauchemar, ma Loune, un cauchemar, tout ça finira mal, c'est pour toi que je tremble...
Dans la cabine, trois hommes sont entrés : sur un signe de l'un, les autres emmènent Noune.
LILE
Noune, Noune...
NOUNE
Monsieur le commissaire... monsieur le commissaire...
LILE
Pourquoi est-ce qu'on l'arrête ?
LE COMMISSAIRE
D'une part elle n'est pas arrêtée, elle a simplement des choses à nous dire...
LILE
Elle n'était au courant de rien, c'est compris, de rien.
LE COMMISSAIRE
D'autre part j'ai besoin de sa place...
LILE
Toi, c'est au préfet de police que je parlerai, au préfet en personne, et ce que tu vas faire, toi, tu vas l'appeler.
LE COMMISSAIRE
Ton père est prévenu, il va venir, pose ton arme, lui la sienne, et tout sera fini quand il arrivera.
LILE
Commissaire, appelle le préfet, c'est tout ce qu'on te demande.
MAYAM
Lile, on a tellement de temps à perdre ?
LILE
Laisse-moi faire les choses comme elles doivent être faites, Mayam, tu verras.
LE COMMISSAIRE
Vous êtes des enfants, réfléchis un peu, vous êtes pris au piège...
LILE
Appelle le préfet, commissaire, et vite, et n'essaie pas de faire enfoncer cette porte, à la moindre tentative, il y aura un premier mort.
LE COMMISSAIRE
Calmons-nous, tout ce qui m'intéresse...
LILE
Débranche le son.
Mayam débranche.
REX
Elle mord dans le morceau, la fille à papa, je me verrais très bien faire un petit duo avec elle.
MAYAM
Toi, à tout seigneur tout honneur, le premier mort pourrait bien être un roi.
REX
On a de l'esprit, le fils de prince, on en a jusqu'au bout des pinces... Si tu lui rentrais dedans ?
LE CONTREBASSISTE
Qu'est-ce que tu veux dire ?
REX
Tu es ceinture noire, oui ou non, c'est le moment ou jamais de montrer ce que tu sais faire, il ne demande que ça.
LE CONTREBASSISTE
Ecoute-moi, Rex, quand je pense au fric que tu me dois, je me dis que si j'y restais, tu ferais une assez belle affaire.
REX
Tu ne te rends pas compte de ce que c'est pour nous, d'être comme ça pris en otages, du choc publicitaire ? RYTHMUS REX, LA MUSIQUE MAUDITE ! C'est le numéro un mais pendant des mois, tous les records battus, disques, bouquins, films aussi peut-être, de l'argent de poche dans toutes les banques.
LE CONTREBASSISTE
Pour les survivants, Rex, pour les survivants.
MAYAM
Joue un peu, toi, oui, prends ta contrebasse et joue, joue, et silence, les autres, vu ?
Le contrebassiste joue.
LILE
je ne devrais pas te regarder
Mayam
tu es si près
et si loin je voudrais
vers toi
partir comme une balle
MAYAM
je ne devrais ni te regarder
ni t'écouter Lile il y a
au fond de moi
ce qu'il y a dans cette musique
il y a
quelque chose de si fort
de si terrible
et de si doux aussi
Lile
d'impossible à dire
LILE
je ne devrais pas te regarder
Mayam
tant que j'ai à tenir cette arme
MAYAM
je ne devrais ni te regarder
ni t'écouter Lile
tant que cette arme nous sépare
LILE
comment pourtant comment sans elle
pouvoir être bientôt
Mayam bientôt
l'un à l'autre à jamais
La musique cesse.
MAYAM
Ton père.
Lile rebranche.
LE PERE
Tu m'entends ? Elle m'entend.
LILE
Commissaire, le préfet arrive ?
LE PERE
Ce que j'ai à te dire, ma chère enfant, je ne te le dirai pas, ce n'est ni le lieu, ni le moment...
LILE
Commissaire, tu l'as fait appeler ?
LE PERE
J'ai de même alerté ta mère, elle sera là d'un instant à l'autre, et je l'ai engagée, elle surtout, à ne rien te dire non plus...
LILE
Commissaire, tu réponds, oui ou non ?
LE PERE
Mais cette fois-ci, ma chère enfant, ce n'est pas possible, il faut quand même que tu le comprennes...
LILE
Commissaire...
LE PERE
Mais enfin qu'est-ce qu'il y a, qu'est-ce qu'elle veut ?
LILE
Je veux parler au préfet de police et monsieur le commissaire se permet de ne pas vouloir l'appeler.
LE COMMISSAIRE
Soyons sérieux, je sais ce que j'ai à faire...
LE PERE
Alors faites-le, mais le préfet, mais oui, le préfet aurait dû être là tout de suite.
LE COMMISSAIRE
Je n'ai plus vingt ans, malheureusement, et malheureusement je n'en suis pas non plus à mes premiers otages...
LE PERE
Ma fille a raison, les premières mesures, comme ce déploiement de forces dehors, vous êtes là pour ça, mais pour le reste, non, il ne faut rien confondre.
LE COMMISSAIRE
Le seul responsable...
LE PERE
Fais ce qu'on te dit, appelle le préfet.
LE COMMISSAIRE
Je n'ai d'ordre à recevoir...
LE PERE
Appelle-le, pourquoi est-ce qu'on vous paie, on les connaît, vos exploits, qu'est-ce que tu attends, que le pire se produise ?
LE COMMISSAIRE
Quand le pire se produit, c'est que ce n'est pas lui en fait le pire.
LE PERE
Va l'appeler ou j'y vais moi-même, et je te le promets, tu vas entendre parler de moi.
Il disparaît, le commissaire aussi.
REX
Il n'est pas sorti d'ici, le fils de prince.
MAYAM
On sortira d'ici ensemble ou pas du tout, roi de l'esbroufe, c'est vu, tu monteras avec nous dans la voiture, ensuite tu prendras avec nous l'avion.
LILE
Mayam...
REX
L'avion, et voilà, on embarque Rex, grande tournée internationale, et vous avez vu mon imprésario ?
LILE
Mais il va se taire ?
REX
Rex n'est pas un fils de métèque, lui, Rex a son mot à dire, il le dira, regarde, ce n'est pas ta mère ?
LA MERE
Non, non, ce que je vois là, non, ce n'est pas possible, avec cette arme dans la main...
LILE
Désolée, excuse-moi de t'avoir dérangée avant midi, tu n'as pas eu le temps de te faire ton maquillage ?
LA MERE
C'est bien elle, il n'y avait donc pas encore en ce monde assez de malheur...
LILE
Le malheur du monde, c'est le nom de ta nouvelle robe, je suppose, c'est vrai qu'elle manquait à ta collection.
LA MERE
Toi, toi, comment peux-tu...
LILE
T'adresser encore la parole ? C'est pendant longtemps ce que je me suis demandé.
LA MERE
Si ton frère voyait ça...
LILE
Je sais, mon frère, un incapable, un lâche, et je ne dirai pas le reste, et c'est lui que tu aimais, ne me parle plus de lui.
LA MERE
Un monstre, voilà ce que tu es, toi aussi, un monstre...
Lile débranche. Contrebassiste et pianiste jouent.
LILE
ma tête Mayam ma tête
ô ne plus me souvenir de rien
ne plus penser à rien
ne plus rien savoir
Maayam
rien
MAYAM
si seulement Lile si seulement
il n'y avait rien ni personne
avec toi
si seulement tu étais seule au monde
LILE
ma tête Mayam
ô je voudrais qu'elle saute
ma tête
comme un bouchon
MAYAM
s'il n'y avait
Lile
entre toi et moi
s'il n'y avait rien ni personne
LILE
oui qu'elle saute
ma tête
et qu'alors je m'échappe
et je me répande
comme du vin
Mayam
du vin toute entière
MAYAM
si tu n'étais venue au monde
qu'à l'instant même où je t'ai vue
à l'instant Lile où je me suis
senti soudain trembler
comme une clé devant sa serrure
LILE
du vin frais du vin clair
toute entière
Mayam du vin qui coule
en toi du vin
qui coule et soûle
du vin heureux
MAYAM
si ensemble
toi et moi
et toi de personne
que de moi
et moi de personne
que de toi
si nous étions venus ensemble au monde
La musique cesse.
REX
Qu'est-ce que papa ne ferait pas, regarde-le, ton papa te l'amène, ton préfet.
Mayam rebranche.
MAYAM
A moi de parler.
LILE
Mayam...
MAYAM
C'est moi qui parle, écoute-moi, préfet...
LA MERE
Non, pas lui, non, ce n'est pas possible.
MAYAM
Voilà nos conditions...
LE PERE
Lile, mais réfléchis, lui laisser la parole, à lui, on ne va pas refaire son procès, mais après ce qu'il a fait, et sans même parler de ce qu'il est, Lile, il y a mille raisons pour qu'au moins il se taise.
MAYAM
Préfet...
LE PERE
Lile, il n'est pas question d'un quelconque dialogue avec lui, ma chère enfant, pas question, il faut que tu le comprennes.
MAYAM
Préfet...
LE PERE
Lile, je ne veux pas l'entendre.
MAYAM
Mais préfet...
LE PERE
Lui et ceux comme lui, l'attitude à prendre avec eux, sur ce point-là au moins, on t'a donné pourtant la même éducation, ta mère et moi, le même exemple, et ta mère surtout, encore plus que moi.
MAYAM
C'est au préfet de police que je veux parler...
LE PERE
Ces gens-là, ce qu'ils étaient à l'origine, ils ne le sont même plus, depuis le temps qu'ils sont arrivés chez nous, mais comme ils ne pourront jamais rien être d'autre, ils ne sont rien, c'est là toute l'affaire, absolument rien.
MAYAM
Préfet, mais tu m'écoutes...
LE PERE
Coupe les micros.
Il coupe les micros dans la cabine et Lile débranche dans le studio.
MAYAM
Voilà nos conditions : premièrement...
REX
Arrête ton disque, fils de prince, ils ne t'entendent plus.
LILE
Il a coupé, et moi aussi.
MAYAM
Lile...
LILE
Laisse-moi faire, Mayam, je la connais, moi, leur musique.
MAYAM
Lile...
Elle rebranche et le père remet les micros.
LILE
Tu m'entends ?
LE PERE
Admirablement, c'est du matériel de tout premier ordre.
LILE
Il nous faut trois choses : une voiture, un avion, un million, les détails, on verra après, une voiture pour sortir d'ici, un avion pour aller ailleurs, un million pour nous y installer, c'est tout.
LE PERE
Lile...
LILE
Maintenant je vais débrancher, réfléchissez, et quand vous serez d'accord, appelez, mais pas avant, c'est inutile, compris ?
LE PERE
Lile...
LILE
Si tout se déroule sans histoires, tous les otages seront libres, une fois fini, sinon...
Elle débranche. Contrebassiste et pianiste jouent.
MAYAM
Lile
pour eux tu es Lile
moi je n'existe pas
pour eux
Lile je n'existe pas
LILE
eux Mayam
mais crois-tu que pour moi
eux existent
MAYAM
ce que je suis n'existe pas
pour eux
la misère avec tout ce qu'elle recouvre
l'humiliation
la honte
n'existe pas
et toi Lile toi
pourquoi es-tu ici
LILE
c'est ici que tu es
MAYAM
mais qui es-tu toi qui
LILE
malheureuse
jamais je ne l'ai été
moi
malheureuse
jamais
que du pire malheur qui soit dans cette vie
du malheur simplement de survivre à l'enfance
ô Mayam l'enfance était si fidèle
si secrète et si généreuse
il y avait une telle promesse
au fond du monde une telle lumière
et tout semblait si éternel
un jour j'ai su tout était mort
tout déjà loin
si loin
je n'étais plus enfant j'étais seule
seule avec cette promesse éteinte
seule à mourir
Mayam
et tu es venu
La musique cesse.
LE PIANISTE
Ils appellent, on dirait qu'ils ont l'air d'accord.
LE CONTREBASSISTE
D'accord pour quoi, pour oui ou pour non ?
Le percussionniste joue.
MAYAM
un instant
un instant encore
avant que tout soit dit
LILE
et partir d'ici
nous allons partir
MAYAM
partir
ou retourner là-bas
moi
et me retrouver
seul dans leur cellule
LILE
partir ou rien
quoi qu'il arrive
rien
qui puisse nous séparer
MAYAM
retrouver toutes ces heures
à longueur de jour
à longueur de nuit
cette angoisse
les yeux grands ouverts cette angoisse
comme une baignoire bouchée
une baignoire pleine d'eau grise et froide
avec ce trou au fond
ce trou noir
où remue on ne sait quoi
LILE
et moi
me retrouver moi avec eux
comme eux
comme elle
MAYAM
tout sauf là-bas
LILE
tout plutôt qu'elle
MAYAM
partir
LILE
partir
MAYAM
partir et vivre
LILE
ou rester et mourir
La musique cesse et Lile rebranche
LE PREFET
Quelque chose d'abord qui peut-être vous surprendra, je voudrais vous féliciter, mes jeunes amis, RYTHMUS REX, avoir pris en otage RYTHMUS REX, Dieu soit loué, c'est au moins une preuve de bon goût.
REX
Tu l'entends, fils de prince, et c'est le préfet de police, autrement dit tout ce qu'il peut dire est retransmis sur toutes les ondes, en ce moment même, et même sur toutes les chaînes.
LE PREFET
Vous auriez pu prendre en otage une formation de musiciens étrangers, ce n'est pas non plus ce qui manque, auquel cas nous aurions eu droit, et vous me comprendrez, à l'habituelle cacophonie diplomatique.
REX
Etrangers ou pas, toutes les caméras sont sur nous, en ce moment, sur RYTHMUS REX.
LILE
Mais y en a marre, de celui-là et de sa grosse tête, mais ce n'est qu'un pou.
LE PREFET
Mes jeunes amis...
LILE
Et toi aussi, préfet, tout ce qu'on te demande, c'est la réponse, alors donne-la.
LE PREFET
Mes jeunes amis, nous sommes donc ici entre nous, pour ainsi dire, et je m'en réjouis, mais ce qui serait encore mieux, c'est que nous nous retrouvions ici tous ensemble, et c'est pour cette raison que j'ai fait rechercher les parents de Mayam.
MAYAM
Mes parents, mais pourquoi, ils en ont pourtant assez vu, ma mère est très malade.
LE PREFET
Ce que maintenant j'ai à vous dire, et cette fois vous ne serez plus surpris, c'est que j'aimerais en effet que s'établisse entre nous, tous tant que nous sommes, un vrai dialogue.
LILE
La réponse alors, tu la donnes ?
LE PREFET
Mes jeunes amis, ne vous figurez surtout pas que nous avons par principe une façon de voir opposée à la vôtre...
LILE
La réponse ou rien, préfet, c'est compris ?
LE PREFET
Vous pouvez m'en croire, nous vous comprenons, mes enfants, nous vous comprenons parfaitement, mais comprenez-nous, vous aussi, nous vivons tous dans la même société, dans le même monde, il faut que nous trouvions un terrain d'entente, il le faut...
Sur un signe de Lile, Mayam débranche.
LILE
Attends mon père, il ne va plus tarder à lui reprendre la parole. On voit le préfet parler encore un peu, puis s'arrêter. Le père de Lile aussitôt prend sa place et Mayam rebranche.
LE PERE
C'est un comble, ma chère enfant, j'aurai fait ce que j'ai fait, j'aurai travaillé comme j'ai travaillé, pour voir ce matériel servir à quoi, à ce qui est justement son pire ennemi : le refus de la communication, le rejet du dialogue.
LILE
Si tu pouvais comprendre enfin que pour dialoguer, mon cher père, il vaut mieux avoir quelque chose à se dire.
LE PERE
Ce que je me reproche aujourd'hui, c'est de ne pas te les avoir dites plus tôt, les choses que j'ai à te dire, et qu'il faut que les jeunes de ton âge comprennent.
LILE
On les connaît, tous vos discours, vos mots en boîtes, avec formule et mode d'emploi, pour qu'on soit pour et qu'on avale.
LE PERE
Tu préfères écouter ceux qui sont contre et qui veulent tout détruire.
LILE
Le pour, le contre, c'est pareil, le numéro des deux compères, on le sait par coeur, on n'en veut plus.
LE PERE
Qu'est-ce que vous voulez à la fin ?
LILE
Vous quitter, vous fuir, vous et votre monde, il est temps, et tout ce qu'on vous demande, attendu que c'est vous qui les avez, c'est les moyens de vous dire adieu.
LE PERE
Une voiture, un avion, un million, mais c'est du pur enfantillage, on dirait un mauvais slogan pour agence touristique, une voiture, un avion, un million, pour partir avec qui...
LA MERE
Avec un assassin, et quel...
LE PERE
Jamais je n'aurais dû te le payer, ce cours de danse, jamais. Il y a des lieux de tromperie et tout lieu où on se déshabille en est un. La nudité, la vérité. Le mensonge, oui. Qui est qui, mais comment le savoir, quand on est tout nu ? Si j'étais chargé de faire des réformes, c'est par le vêtement que je commencerais. Tout vêtement, masculin, féminin, devrait alors comprendre obligatoirement deux parties, une inférieure allant des pieds jusqu'à la taille, une supérieure au-dessus. Par le tissu, la couleur, la coupe et d'autres signes, la première, au-dessous, révèlerait l'origine sociale, voire ethnique, et la deuxième, au-dessus, présenterait la situation acquise, avec niveau des revenus et des richesses. On peut rire, mais un tel vêtement, ce serait lui, le vêtement vérité, et dans le monde d'aujourd'hui il éviterait bien des méprises, des méprises imbécilement tragiques.
LILE
Tout ce qu'on vous demande, encore une fois...
LE PERE
Une voiture, un avion, un million, mais tu sais ce que ça me coûte, à moi, tes caprices ? En ce moment même, mais oui, je devrais être en déjeuner d'affaire, une grosse affaire, et tu y penses, à l'argent que tu me fais perdre ?
LILE
Alors c'est non ?
LE PERE
Une voiture, un avion, un million, évidemment que c'est non, non et non, un million de fois non.
LILE
Vous allez donc avoir un premier mort et le responsable, ce sera toi.
Elle débranche. Arme braquée, elle avance vers l'orchestre. Le flûtiste joue. Elle se dirige vers lui.
MAYAM
Arrête, Lile, ne tire pas, il vaut mieux que je leur parle.
Il rebranche et la musique cesse.
LILE
Leur parler, mais tant qu'ils n'auront pas compris, tant qu'ils ne l'auront pas, leur premier mort, qu'est-ce que tu peux leur dire ?
MAYAM
Et si je me rends, vous m'entendez, je jette mon arme et je sors d'ici, qu'est-ce qui se passe alors, si je me livre ?
LILE
Mayam !
MAYAM
Qu'est-ce qu'on peut avoir, si tout se termine là, si tout se termine bien, préfet, tu réponds ?
LE PREFET
Mon cher Mayam, tu réalises enfin, et je m'en réjouis, que tu n'avais pratiquement aucune chance. En ce cas donc, cette prise d'otages ayant trouvé une issue heureuse, on peut raisonnablement espérer pour toi le minimum, avec sans doute ensuite une réduction, en attendant la prochaine mesure libératoire.
MAYAM
Et Lile ?
LE PREFET
Il est de mon devoir de te préciser que pour toi, mon cher Mayam, comme pour tout étranger, libération signifie en principe expulsion, et donc, malheureusement, il y aurait entre Lile et toi disons une frontière.
LILE
Une frontière, la voilà, leur réponse, une frontière, mais dis-leur, tu veux leur parler, dis-leur ce que tu en penses, toi, des frontières, dis-leur, des frontières entre les pays, entre les personnes, entre tout et tout, qu'il faut tout abattre, dis-leur, tout !
MAYAM
Lile...
LILE
Un monde heureux, dis-leur que c'est un monde heureux que tu veux, dis-leur, ils t'en paieront peut-être un !
LE PERE
RYTHMUS REX, aidez-la, quoi, à vous sept, maîtrisez-le.
LILE
Un monde heureux, vous entendez, un monde heureux et je jette mon arme, et lui la sienne, un monde heureux et tout se termine !
LA MERE
Ce n'est vraiment pas possible, elle est du dernier ridicule.
LILE
Mais parle-leur, ils attendent, parle !
MAYAM
Tu ne sais plus ce que tu dis, Lile...
LILE
Alors tais-toi !
Elle débranche. Le percussionniste joue.
REX
Arrête-moi ça, toi, j'en ai honte.
La musique cesse.
Si pas un n'a le courage d'aller lui claquer la sono, à ce mannequin, au moins que personne n'aille jouer pour lui.
LE CONTREBASSISTE
Et pourquoi pas un coup de musique, au contraire, Rex, ils commencent à perdre un peu tous la tête.
REX
Je n'ai jamais eu de père, moi, j'aurais aussi pu devenir un assassin, je suis devenu Rex, et je n'avais même pas non plus une belle gueule, et Rex aujourd'hui, RYTHMUS REX, il a son rang à tenir, et pas n'importe lequel.
LE CONTREBASSISTE
Ecoute-moi, Rex, elle a raison, ce que tu as à tenir, c'est ta langue, et laisse-les se bagarrer tout seuls.
REX
Ceinture noire, toi, ceinture noire de la dégonfle.
LE CONTREBASSISTE
Toi, joue, en jouant pour eux, tu joueras pour d'autres. Le percussioniste joue.
MAYAM
il était une fois un grand rêve
LILE
regarde-moi et j'entendrai
MAYAM
il était une fois deux folies
LILE
souris-moi et je répondrai
Le flûtiste joue aussi.
MAYAM
la joie
Lile il était une fois la joie
comme une moto qui fonce et hurle
entre deux torrents d'air immense
Le saxophoniste succède au flûtiste.
LILE
plus abrupte
est la peur plus tumultueuse
la douleur plus noir
le noir
et plus profonde
plus puissante est ma certitude
ma seule lumière
Mayam
c'est toi
Le flûtiste succède au saxophoniste.
MAYAM
je n'ai droit à rien en ce monde
je le savais mais j'espérais
à présent comment croire encore
et tu es celle à qui je dois
de la voir enfin telle qu'elle est
Lile
ma pauvre vérité
Le saxophoniste succède...
LILE
m'en aller d'eux oublier tout
devenir étrangère à leur monde
je voulais tant depuis tellement
mais le pouvoir
c'est toi Mayam pour moi c'est toi
le pouvoir enfin d'être libre
Le flûtiste succède...
MAYAM
il était une fois deux races d'hommes
les uns en partage avaient les réponses
les autres les questions
Le saxophoniste...
LILE
il était une fois toi et moi
une fois
et pour toutes
La musique cesse. Lile rebranche.
LE PREFET
Mayam... Mayam, tes parents, j'ai des informations à leur sujet, mais malheureusement ce que j'ai à t'apprendre...
MAYAM
C'est mon père ?
LE PREFET
C'est ta mère, on est arrivé trop tard, Mayam, ta mère est morte.
MAYAM
Morte, ma mère, c'est parfait.
LE PREFET
Pour ce qui est de ton père, il va venir, Dieu soit loué, mais il avait encore changé d'adresse, ou de maîtresse, comme on veut, tu le savais ?
MAYAM
Mon père n'a de comptes à rendre à personne.
LE PREFET
A condition qu'il soit en règle.
LA MERE
Perdre sa femme, il en a eu tellement de chagrin, cet homme, il n'a pas pu le supporter seul, à son âge, il lui a fallu des troupes fraîches.
MAYAM
Qu'on ne parle plus de mon père, c'est vu ?
LA MERE
Assassin, mais digne fils de son père, et les grands chagrins, ça le connaît, lui aussi, sa mère est morte, c'est parfait, c'est tout ce qu'il trouve à dire, oui, vraiment la famille modèle.
LILE
C'est comme le deuil de ton fils adoré, ma chère mère, à te voir le porter comme tu le portes, on se dit que les troupes fraîches, décidément ce n'est pas ce qui te manque, à toi.
LE PERE
Lile...
LILE
Mon cher père, il y a deux choses que je voudrais te rappeler : la première, c'est que nous voulons partir d'ici et rien ne nous arrêtera, la deuxième, c'est qu'ici, comme dit l'autre pou, toutes les caméras sont sur nous, alors écoute, ou bien tu fais ce qu'on t'a demandé, et vite, ou bien je commence par tout dire sur ma famille modèle à moi, tout dire, c'est compris, tes affaires, ta femme, tout.
LE PERE
Ma chère enfant, si tu voulais, toi, m'écouter comme je t'ai écoutée, avec calme, avec attention, mais oui, je suis sûr que tu comprendrais, toi qui es une tête, que ce n'est pas seulement telle ou telle affaire, tel ou tel espoir, qui est ici en jeu, c'est infiniment plus, c'est tout un monde, un ordre, et je dirai même une harmonie entre haut et bas. Que ceux du bas puissent monter, mais quoi de plus normal, et de plus stimulant pour tous, à condition toutefois que ceux du haut puissent toujours apparaître, eux, comme autant d'exemples de compétence et de moralité. Mais quand ceux du bas veulent monter et que ceux du haut veulent descendre, alors qui pourrait s'y reconnaître, il n'y a plus rien alors que confusion, que désordre, et ce n'est pas autrement que meurent les empires.
LILE
Mon cher père, un exemple de moralité, comment veux-tu en devenir un, toi, tant que cette créature est toujours ta femme.
LE PERE
Il s'agit de toi, ici, et non de ta mère.
LILE
Si ma mère, comme tu dis, si c'est elle qui est l'exemple à suivre, et s'il faut que je devienne, moi aussi, par l'intermédiaire d'un prête-nom quelconque, grande productrice de cinéma porno, alors pour moi c'est tragiquement désespéré, jamais je ne pourrai descendre aussi bas.
LA MERE
Petit monstre, mais on peut la voir, celle qui ne rêve que ça, celle qui ne juge qu'à ça, et qui se produit, là, avec quoi, au vu de tout le monde...
LILE
C'est vrai que sur toi et tes productions, toutes les caméras, et de toutes les chaînes, sont habituellement plus discrètes.
LA MERE
Si c'est ça qu'il te faut, mais dis-le, on peut t'en fournir, des danseurs, des plus beaux encore, et de toutes les couleurs.
LILE
On sait que tu en es fière, de ta clientèle internationale.
LA MERE
Mais ça vaudrait mieux que de faire ce que tu fais, que de tout rejeter, tout détruire, et ton frère, qui est-ce qui me l'a tué, mon fils, mon fils, non, ce n'est pas possible...
LILE
Console-toi, il te reste un mari, et continue à les produire, tes grands, tes nobles films, tes chefs-d'oeuvre de haute morale, attendu que tout ce qu'il aime en toi, ton chaste mari, c'est ton chiffre d'affaires.
LE PERE
Coupe, nom de Dieu, mais coupe !
Il coupe les micros.
Elle tourne tout contre sa mère, mais c'est pire que jamais, tu ne lui dis plus rien, toi, c'est compris, plus rien, je la connais, c'est une grande comédienne, mais le jeu va trop loin, cette fois-ci, elle n'est plus elle-même.
LE PREFET
L'amour, mon cher, l'amour, moi aussi j'ai une fille, à peu près du même âge, à la maison elle est devant moi, par moments, comme si c'était une étrangère.
LE PERE
Ce qui me semble aussi, c'est qu'elle n'a rien mangé ni bu et qu'elle doit avoir faim et soif, mais comment lui faire passer quelque chose ?
REX
Et dire qu'on est tous à regarder sagement...
LE CONTREBASSISTE
Rex, écoute ce que je te dis, fais-toi oublier.
Le père remet les micros.
LE PERE
Lile, tu m'entends, Lile, nous nous comprendrons toujours, toi et moi, renouons donc notre dialogue.
LILE
Alors continuons, toi et moi, nous parlions de ta femme...
LE PERE
Ta mère maintenant te laisse en paix, laisse-la aussi, et respecte au moins son chagrin.
LILE
Son fils, son fils à elle, ça oui, mais le fils à qui d'autre, il ressemblait à tout le monde, ce fils, sauf à son père.
LE PERE
Mais y en a marre, de toute cette plaisanterie, y en a marre, tu m'entends, marre !
LILE
C'est elle, si tu avais jamais eu deux sous de dignité, c'est elle, depuis son fils, elle qui aurait dû être supprimée, et de tes propres mains...
LE PERE
Petite ordure, petite salope, ça passe les bornes, ça peut en parler, de cinéma porno, tout ce qu'on fait pour elle, tout ce qu'elle est pour moi et voir ça, voir par qui ça se fait emmancher, pour qui ça va le pisser, son foutre, mais oui, vas-y, fous-toi à poil, en place pour la danse, écarte-les, tes cuisses de pute, ouvre-le, ton sac à décharge...
LA MERE
Les micros, coupez tout !
LE PERE
... une vraie poubelle, à dégueuler, fumier de pouffiasse, mais ta connasse, ta belle pourriture de connasse, je n'en voudrais même pas pour chier dedans, pas plus que tes nichons pour me torcher le cul...
Rex est derrière Lile et brusquement il la ceinture, bras et corps.
REX
Je te la tiens, ta fille, regarde, moi, Rex, je te l'ai...
LILE
Mayam !
Mayam est sur Rex et tire à bout portant. Rex s'effondre. La mère pousse un cri et s'évanouit.
LE PERE
Qu'est-ce qu'il y a, mais qu'est-ce qu'on vient d'entendre ?
LILE
Il m'a touchée, il m'a salie, tue-moi aussi, Mayam, tue-moi.
Elle se jette dans les bras de Mayam.
LE PREFET
Pauvre gosse, aucun doute possible, il est mort.
LILE
Serre-moi fort, Mayam, fort, partout, caresse-moi, je ne sais plus...
LE PREFET
Mayam, tout à l'heure tu voulais sortir, le mieux pour toi, mon grand, c'est d'aller maintenant nous ouvrir la porte.
LE PERE
Qu'il se tire une balle dans la tête, oui, et qu'on en finisse avec ce tableau, ce n'est quand même pas possible, Lile, tu m'entends ?
LILE
Qu'est-ce que tu me veux encore ?
LE PERE
Disparais de là, ce n'est pas ta place, toi, tu menaçais, il tue, lui, tu comprends, alors oublie tout ça et qu'on n'en parle plus jamais.
LILE
Tu ne nous sépareras pas.
LE PERE
Regarde les choses en face, il est ce qu'il est, ma chère enfant, tu n'y peux rien, toi pas plus que personne, il faut qu'il se tire une balle dans la tête et que tout redevienne comme avant.
LE PREFET
Il y a meurtre, et la justice en temps voulu en sera saisie, il est de mon devoir de le rappeler et de mettre en garde ici contre des propos qui n'ont pas lieu d'être.
LILE
Mayam...
MAYAM
Je veux vivre, moi, vivre...
LILE
Et moi mourir...
LE PERE
Lile...
LILE
... avec toi, Mayam, mourir avec toi.
Mayam la repousse.
MAYAM
Mourir, mais tout n'est pas fini, Lile, tout n'est pas fini...
Lile débranche. Le percussionniste joue.
LILE
regarde-lesMAYAM
au fond de leur colère
de leur mépris
de leur rancoeur
regarde
ils ont peur Mayam peur
comme ils ont toujours eu
peur d'eux-mêmes peur
de ce qu'ils auraient pu être
de ce qu'ils auraient pu vivre
peur
d'eux c'est tout ce qui leur reste
s'ils avaient encore au fond d'euxLILE
s'ils avaient pitié
s'ils voulaient Lile s'ils voulaient encore
pire Mayam ce serait pireMAYAM
s'ils avaient pitié
s'ils cherchaient quoi faire ou quoi dire
ou quoi même rêver
rien
au plus profond d'eux ils ne trouveraient rien
et tu la verrais Mayam leur pitié
devenir angoisse et leur angoisse
rage et haïr
de ne plus pouvoir eux se souvenir
ils ne sauraient rien d'autre que haïr
de ne plus pouvoir s'aimer
au moins s'il y en avait unLILE
un de toute sa force
de toute sa folie
un qui hurle
regarde
tous toutes
regarde-les qui nous regardent
pas un mot pas un geste
ils n'ont jamais rien pu pour eux
ils ne peuvent rien pour nous
ils ne peuvent rienMAYAM
s'ils pouvaient seulement ne pas exister
La musique cesse.
Mon père.
Il rebranche.
LE PERE DE MAYAM
Mauvais fils, Mayam, mauvais fils qui veut mourir avant son père.
MAYAM
C'est toi, père, c'est toi un jour qui es venu ici, mais c'est vrai qu'ici, il y a si longtemps qu'ils sont tous malades.
LE PERE DE MAYAM
Le monde est maudit, le monde entier, fils, le monde est en destruction.
MAYAM
Tu étais musicien, dans ta jeunesse, et tu as tout abandonné, père, aujourd'hui dis-moi pourquoi.
LE PERE DE MAYAM
Face à la mort, j'ai vu, rien ne valait, rien, face à la mort, rien, même pas la musique.
MAYAM
Tu étais déjà un grand musicien.
LE PERE DE MAYAM
Rien, l'art, la religion, la sagesse, le rêve, rien, j'ai vu, rien, face à la mort, rien qu'une seule chose.
MAYAM
Laquelle ?
LE PERE DE MAYAM
Un corps vivant, un corps de femme.
MAYAM
Tu as pourtant toujours été si sombre.
LE PERE DE MAYAM
La vie est maudite, elle aussi, que peut-on contre la vieillesse ?
MAYAM
Si par ma mort tu pouvais rester éternellement jeune...
LE PERE DE MAYAM
Je vais mourir, Mayam, je vais enfin pouvoir mourir, toi mort, enfin pouvoir.
MAYAM
Père...
LE PERE DE MAYAM
Mauvais fils et bon fils, même si pour le bonheur, moi, c'est trop tard, depuis longtemps, trop tard.
MAYAM
Reste, père, ne pars plus...
LE PERE DE MAYAM
Meurs heureux, toi, meurs heureux.
Il disparaît. Percussionniste, saxophoniste et flûtiste jouent.
MAYAM
c'était donc ça
la vie
on rêvait on croyait
et c'était simplement
c'était désespérément ça
la vie
une boîte aux lettres vide
LILE
il n'y a pas d'espoir
Mayam
il n'y a que nous deux
MAYAM
si triste Lile il fait si triste
toi
moi
je suis
comme quelqu'un qui aimerait
Lile
mais sans croire à l'amour
LILE
il n'y a pas d'amour
Mayam
il n'y a que nous deux
MAYAM
quelque chose est tout proche
mais aussi Lile quelle lassitude
serait-ce donc ça
être maudit serait-ce
ne pouvoir croire à rien
LILE
il n'y a rien à croire
Mayam
il n'y a rien
MAYAM
mais qu'ai-je encore à faire ici
LILE
à me répondre
MAYAM
il n'y a pas d'espoir
il n'y a pas d'amour
il n'y a rien
rien
il n'y a que nous deux
LILE
il n'y a que nous deux
MAYAM
et nous allons mourir
LILE
et nous allons mourir
La musique cesse.
MAYAM
Si vivre une vie heureuse est impossible, en ce monde, alors oui, la seule chose à faire, Lile, c'est au moins de mourir heureux.
Lile et Mayam s'étreignent.
LA MERE
Non, pas ça, non, tout mais pas ça, pas qu'ils meurent ensemble, non, non, fais quelque chose !
LE PERE
Elle mourir, mais regarde-la, elle a son visage de soleil, comme elle disait quand elle était toute gosse.
LA MERE
Imbécile, voilà ce que tu es, un monstre d'imbécillité, son visage de soleil, mourir avec lui, non, ce n'est pas possible !
LE PREFET
C'est peut-être ici le père qui vous parle, mais moi aussi, je crains un dénouement tragique.
LA MERE
Si jamais elle meurt avec lui, tu ne me revois plus, cette fois, mais plus.
LE PERE
Ta vieille rengaine, on la connaît, laisse-moi lui parler.
LE PREFET
Attention, je le rappelle, attention maintenant à chaque mot qui va être dit.
LE PERE
Ma chère enfant, pensons ensemble à ce que tu es, à ce que tu peux devenir, tu es encore jeune et pourtant, mais oui, entre nous deux il faut que ça change, alors voilà, on reprend notre vie et je t'en donne ma parole, ici, sur toutes les chaînes, on repart tous les deux d'un tout autre pied, je vais t'associer à mon affaire, t'associer, tu m'entends, une affaire qui marche, avec toi elle va s'envoler, je te connais, c'est d'accord ?
Sur un signe de Mayam, le guitariste joue, et Mayam et Lile rient, puis la musique cesse.
C'est que je compte sur toi, moi, tu le sais mieux que personne, c'est toujours sur toi que j'ai compté, qu'est-ce que tout deviendrait si tu me laissais là, tu ne veux quand même pas que la maison culbute, tu ne peux pas me faire ça, il faut que tu le comprennes, tu m'entends, Lile ?
Sur un signe de Mayam, le guitariste...
Toi, mon enfant, ce n'est pas pensable, il y a un mort, c'est déjà un de trop, mais toi, je ne peux pas, je ne peux pas croire ça...
Sur un signe de Mayam, le guitariste...
Qu'est-ce que ça veut dire, nom de Dieu, qu'est-ce que vous avez à la fin ?
LA MERE
Triple imbécile, tu ne vois donc pas que tu les amuses ?
LE PERE
Noune, c'est Noune qui doit lui parler, Noune, Noune, où est Noune ?
LE PREFET
Elle est à l'hôpital, je viens de l'apprendre, elle a échappé à tout le monde et s'est jetée du haut du balcon, elle s'est écrasée au milieu de la foule...
LE PERE
Noune...
LE PREFET
Son état est très grave.
LE PERE
Noune, ma Lile, ma petite fille...
LA MERE
Et mon fils, moi, mon fils, mais c'est monstrueux, c'est lui qui l'a tué et c'est avec lui qu'elle veut mourir, mais qu'est-ce qu'elle a donc dans la peau ?
LE PERE
Ce que je suis, ma vie, et tout, dire que tout dépend de quoi, de quelque chose qui n'a pas de sens, d'un jeu d'enfants...
LE PREFET
Il faut faire vite.
LE PERE
Faire vite ?
LA MERE
Leur donner ce qu'ils veulent, imbécillité en personne, qu'est-ce qu'on peut faire d'autre, la suite, on verra.
LE PERE
Une voiture, un avion, un million...
LE PREFET
Je peux intervenir, moi aussi, Dieu soit loué...
LE PERE
Préfet, vite, on y va, attendez-nous, vous autres, et ne faites rien, Lile, tu nous attends, tu vas l'avoir, ton avion, ton père te le promet, et ta voiture, et ton million, tout, mon enfant, tu auras tout.
Disparaissent le père et le préfet de police.
LILE
Adieu père, adieu Noune, adieu tous, les bons comme les méchants.
MAYAM
Adieu les bons, adieu, souhaitons que vous soyez de moins en moins nombreux sur terre, et qu'au plus vite, enfin, vous mouriez tous, les bons, qu'il n'y ait plus en ce monde un seul malheureux.
LILE
Adieu les méchants, adieu, vivez tous, vivez sur terre de plus en plus nombreux, qu'il n'y ait plus à la fin que vous, les méchants, que vous au monde, à vous dévorer l'un l'autre tout vifs.
MAYAM ET LILE
Adieu.
Ils rient, Mayam débranche et certains musiciens vont vers le couple.
MAYAM
Jouez, maintenant, jouez tous, un instant encore et c'est terminé...
LE PIANISTE
Quoi, vous avez gagné, tous les deux, papa a dit qu'il payait tout, il va revenir, vous n'allez quand même pas mourir ?
LE FLUTISTE
Mourir, Mayam, c'est l'horreur pure, mourir, c'est le froid aux tripes.
LE SAXOPHONISTE
Lile, quand on est jeune, on a tout l'avenir, même s'il faut que tu l'attendes, lui, il peut sortir vite.
LE PIANISTE
Quel besoin que vous mouriez, mais aucun, pour personne...
LE CONTREBASSISTE
Ecoute-moi, toi, elle est venue ici et je vais te dire pourquoi, elle connaît, ici, elle est comme chez elle, et mourir ici, elle le sait, c'est mourir sur petit écran et sur toutes les chaînes, et ce qu'elle veut, c'est ça et rien d'autre, alors laisse-la faire, et vive les survivants, vive RYTHMUS REX.
LE GUITARISTE
RYTHMUS REX, mais sans Rex, lui aussi, Rex, il est mort sur toutes les chaînes, sacré camé, mort en direct sur des millions d'écrans.
MAYAM
Vous jouez, c'est vu, plus qu'un instant et vous êtes libres.
Le couple, armes braquées, les a tenus en respect. L'orchestre joue.
LILE
toi
c'est toujours
ce même étonnement
tu existes
et cette même certitude
tu ne pouvais pas ne pas exister
MAYAM
toi
comme si toute
à chaque instant je t'oubliais
comme si à chaque instant je te reconnaissais
toute
toi
comme si tu ne cessais d'apparaître
LILE
toi
comme si pour moi
à chaque instant était fait un miracle
toi
comme si ce miracle
était à chaque instant la seule chose possible
MAYAM
toi
comme si dans l'espace
surgissait tout à coup du vide
un autre monde
toi
comme si depuis toujours
ce monde inconnu était mien
LILE
toi
je ne sais plus
ce que je sais de toi
je ne sais plus rien
je ne suis plus rien
que toi
MAYAM
toi
face à moi
comme une merveille
toi
ma profonde
ma seule patrie
LILE
que nous dire encore
l'un à l'autre
MAYAM
l'un à l'autre
nous dire l'un à l'autre
comme herbe et soleil
LILE
soif et cri
MAYAM
arbre et foudre
LILE
tu es beau
MAYAM
tu es belle
La musique cesse. Lile et Mayam se déshabillent.
LE PIANISTE
Regardez-les, ils sont de retour, ils appellent, mettez le son.
LE SAXOPHONISTE
Lile, ils ont tout, regarde, et tu vas partir, Lile, partir avec lui.
LE FLUTISTE
Avec Lile, ça peut réussir, ils n'arriveront pas à te reprendre, Mayam, remets le son, qu'on entende.
LE PIANISTE
Vous voulez qu'on aille ouvrir la porte pour vous ?
LE CONTREBASSISTE
Arrête, toi, et tous, comprenez-le une fois pour toutes, ils vont mourir, rien ne compte plus pour eux, et ta peau à toi pas plus que celle de Rex.
LE PIANISTE
Nom de Dieu de nom de Dieu, mais on ne meurt pas comme ça !
LE CONTREBASSISTE
Regarde plutôt les autres, comme ils sont drôles, mais regardez, regardez maman comme elle se le termine, son maquillage, elle s'en barbouille partout, regardez papa ce qu'il est fort en mime... une voiture... un avion... un million...
Rires.
LE PIANISTE
Le couple maudit, pour ça oui, on n'aura même jamais vu ça...
LILE
O maintenant, mon Mayam, dansons.
MAYAM
Dansons, ma Lile, oui, cette musique, elle est maintenant vraiment la nôtre.
LE CONTREBASSISTE
RYTHMUS REX !
L'orchestre joue et Lile et Mayam dansent.
............................................................................... Musique et danse cessent. Mayam et Lile sont face à face, ils se tendent mutuellement leur arme et déposent un baiser sur l'extrémité du canon. Chacun des deux pointe ensuite le canon sur sa propre bouche entrouverte et leurs deux mains libres lentement vont l'une vers l'autre.
LE FLUTISTE
Mayam !
LE SAXOPHONISTE
Lile !
LE GUITARISTE
Non !
Leurs mains se touchent, double coup de feu, Lile et Mayam s'effondrent. Silence bref, puis tout l'orchestre joue à mort.
© maurice regnaut
http://www.maurice-regnaut.com