Il était déjà mort Me suis mis aussi vite à le déshabiller Sur place En plein milieu des rochers Vent et lune et battement des vagues Imperméable Veste Pull vert olive Avec la ceinture elle était grande ai eu du mal La boucle une plaque cuivrée et le crochet je le retirais Il s'était remis dans le trou suivant Pantalon marron Couille gauche beaucoup plus longue que l'autre Et poitrine ventre cuisses plans lisses tendus Corps assez beau Vais prendre mes pinceaux et mes pots reviens C'est alors qu'ils sont arrivés Là au bas de la falaise Un couple Jeune Qui s'engueulait Les promeneurs la plupart du temps c'est en haut Le ciel je le revois Le ciel avec sa lune blanche à travers des nuages en long s'effilochant à toute allure On aurait dit une immense feuille d'alu froissée et refroissée en entier sans discontinuer D'une telle beauté que tout à coup Comme à chaque fois Il y a eu en moi l'évidence A chaque fois la même Un jour Pour voir ça Un jour je ne serai plus Un jour je serai mort La haine Oui je la hais Mais tout à coup aussi Un souvenir C'était il y a treize ou quatorze ans Un peu avant que je parte au service Un souvenir m'est revenu de ce jour là-bas Au Cap Fréhel De cette escalade Avec la petite fille d'un ami elle avait cinq six ans Toute rousse On avait grimpé elle et moi A mi-pente elle avait pris peur Redescendre elle ne voulait pas Pleurs Cris On a continué Le temps qu'on a mis jusqu'en haut Pour passer d'une paroi à l'autre Avec ses petites jambes écartées à fond au-dessus des crevasses Combien de fois j'ai cru à la chute Et puis enfin la tête du phare Et les parents qui attendaient tendant les bras Souvenir d'un instant c'est vrai mais pendant ce temps-là C'était en bas Que le couple approchait Se battant Hurlant M'en aller avant qu'ils me voient Mes pinceaux mes pots L'un des trois tombe et s'ouvre sur la pierre C'était le jaune Encore une seconde ils m'apercevaient J'ai couru Les grès du Fréhel je les connais depuis gosse Et j'ai regagné ma Jaguar Le vent La lune A Paris avant l'aube Une fois de plus donc échec Une fois de plus je recommencerai Que je l'aie enfin Mon cadavre peint
Georgine Elle ne reviendra plus Quatre mois à peine Elle n'a pas voulu continuer Elle ne pouvait pas Elle Entre lui et moi Ou c'était moi ou c'était lui Plus d'un an que lui la demandait en mariage Elle lui a donc Pour finir Dit oui A ce Luc
Qu'est-ce qui m'a pris d'écrire comme ça A peine rentré Suis ressorti pour aller à mon atelier Chercher du papier Presque arrivé me suis souvenu Que je n'avais pas tout déménagé Qu'il était resté ici quelques vieux blocs Papier fort sur lequel le stylo va tout seul Moi écrire Oui Plus fort que moi Une lubie Une Et ce que je fais encore en ce moment c'est quoi Qu'est-ce qui me prend
Les journaux Photos Assez belles Le cadavre nu les habits le pot de peinture La tache jaune en plein milieu de la pierre Un indice Une piste peut-être cette fois Bien que pas d'empreintes Disent-ils Mes gants Je ne les enlève jamais Les pots c'est un risque c'est vrai Mais pas d'autre moyen Les journaux font de nouveau rapprochement Pour le premier j'avais choisi Ploubazlanec M'étais promené longtemps Cimetières Croix des Veuves Vers Porz-Even le soir Mes rochers d'enfant Mon eau tout le temps sur mon champ de pierres Vent Nuit sombre Et tout à coup l'homme Il m'a presque surpris Je n'attendais pas si vite Et ma lancette m'a échappé Heureusement j'avais ma deuxième En prendre deux s'est révélé D'emblée Une bonne décision Je l'ai porté jusqu'à l'anfractuosité Derrière des blocs énormes Où j'avais posé mon grand sac J'ai déshabillé l'homme et n'ai rien fait de plus Il était bien plus vieux tout nu que je n'avais cru La maigreur le gris plomb les creux les plis de peau J'ai cru revoir le grand-père mort Je n'ai pas pu c'est ainsi Pour le deuxième à Ploumanac'h J'avais trouvé une place moins loin Entre les roches Et je commence à le déshabiller Son pardessus chamois Sa veste rouille Sa chemise beige à peine déboutonnée Un groupe arrive au milieu des blocs Le granit était un peu rose encore En pleine nuit J'ai dû partir et vite Aujourd'hui Ploumanac'h Décidément trop touristique Alors où Pour le prochain La Bretagne Maintenant trop risqué Je n'ai vu personne là-bas personne ne m'a vu Mais le pot de jaune Mais la peinture Qui sait Des gens le savent aussi là-bas Que ce Yaël A Paris C'est moi Où Je trouverai Je le peindrai mon cadavre
Télégramme de mon frère : mère décédée Il l'avait prise chez lui mon frère à la fin Vivre au même endroit toute sa vie et mourir ailleurs A soixante-deux ans Les obsèques dans trois jours Que faire Mes maquettes Les remettre à mon retour Ce serait trop tard Je les termine et les remets et fonce là-bas Pas question ça jamais de ne pas être à son enterrement
Georgine Elle venait d'avoir vingt-six ans Quand je l'ai connue Et le premier soir je me souviens elle m'avait répondu ÒLuc il en a déjà plus de quaranteÓ Quinze ans ou plus peut-être entre elle et lui Avec le tempérament qu'a cette fille Elle lui était fidèle a-t-elle dit Mais ça faisait combien Six à sept mois Qu'ils se connaissaient Ils se marieront pour l'été a-t-elle dit aussi Monsieur et madame en voyage de noces
Deux choses Pour les journaux Le pays breton et la côte bretonne Et tous les lieux communs Dans tous Vent pluie océan tristesse austérité secret Pittoresque bien sûr Cette Bretagne Et pour moi c'est quoi La pierre et la couleur La pierre en innombrables blocs de toutes les tailles de toutes les formes Les plus près du bord sans arrêt qui ruissellent Les grands paquets d'eau sans arrêt grondants qui s'abattent sur eux C'est ça pour moi oui la Bretagne Et les rhododendrons Dans tous les villages devant les maisons Les massifs les buissons de boules roses rouges mauves bleues La Bretagne pour moi Des globes de couleur sur les murs Des globes pleins de facettes sans nombre Et mon nom Moi qui hais tout ce qui est breton Yaël Moi Yaël de Bretagne
Il était nuit M'attendait plus Mon frère Avait déjà sa maison archipleine Il y avait eu plus de gens qu'il ne pensait qui étaient venus pour l'enterrement Sa villa d'un étage pour eux quatre Qu'il s'était fait construire une fois devenu receveur Le bureau de sa poste était à vingt kilomètres Il n'y avait plus dans sa villa une seule place libre Nulle part Même dans la petite cabane au fond du jardin N'en restait qu'une Dans le lit A côté de la morte Mon frère s'est récrié sa femme aussi J'ai essayé Ce qui restait comme place était trop étroit pour moi c'est vrai "On met le matelas par terre avec la morte auprès du lit je dors à côté sur le sommier" M'ont regardé Sa femme est sortie en pleurant Mon frère a fini par dire oui Tout le monde a dormi sauf moi Le cercueil arriverait le lendemain matin J'ai passé ma nuit Lampe de chevet laissée allumée A la regarder La morte En vieille chemise de lin toute blanche et les mains croisées par-dessus Sur l'annulaire et le majeur droits les cicatrices Encore plus boursouflées et plus livides Un rat l'avait attaquée elle était encore au berceau elle avait crié La bête avait commencé déjà à dévorer Encore plus tordus ses doigts Ses mains pleines de verrues Son visage aussi Son gros visage hexagonal On aurait pu comme à l'école inscrire dedans la carte de France Cette France Un pays étranger pour elle Elle parlait couramment le breton J'ai toujours refusé de lui répondre Et j'ai vite oublié le peu qui m'était resté d'elle Et toutes les vieilles chansons bretonnes Qu'elle s'entêtait à vouloir nous apprendre En haut de la joue gauche elle avait ce qu'elle a longtemps appelé son grain de beauté Il était devenu Sous les cheveux poivre et sel tout plats Encore plus monstrueux Son grain Sa framboise géante plutôt Toute violacée et même à la base indigo Sur le cou sur les bras sur tout le corps sans doute Il y avait des taches jaune pâle Et même vert glauque Elle puait c'est vrai elle puait déjà Une odeur elle aussi immobile Acre et par en-dessous sucrée Ecoeurante mais que m'importait Je ne la sentais même presque plus Joie oui jamais eu pareille joie Et n'aurai plus jamais La plus belle nuit que jusqu'ici j'aie eue En fait la nuit tant de fois que j'avais rêvée Enfin elle Enfin morte Elle que de tout mon être comme on dit Je hais La seule à vrai dire la seule que je hais Que je hais à jamais même morte Et que je hais depuis toujours Elle C'est elle qui m'a mis au monde Et qui le savait ce qu'elle faisait Qui le savait Qu'elle mettait au monde un être mortel
Etre mortel Comment peut-on Comment Comment humainement vivre Etre vivant égale être mortel Y a-t-il vérité autre que celle-là Comment peut-on ne pas vivre immortel
Le cadavre de Porz-Even Le cadavre de Ploumanac'h Une fois ou deux Les journaux en ont reparlé Pas plus Le cadavre du Cap Fréhel Pas un seul jour sans que l'un ou l'autre en parle Et deux choses les mettent dans tous leurs états Première chose : le cadavre intact et rien à l'autopsie Exactement comme les deux autres Intact ça oui Peindre quoi Peindre un corps abîmé et plein de sang Pas question Rien à l'autopsie Oui mes grandes vacances l'an dernier mon été strychnine Et mon premier voyage outre-Océan Je ne l'ai pas traversé là-haut l'Océan pas au nord Mais c'est lui pourtant L'Océan où mon père est mort Ce qui m'a fait renoncer à l'Indonésie au dernier moment Et j'ai bien fait L'Amérique du Sud c'est là que j'ai trouvé cette chose Mieux qu'un curare D'une transparence D'une pureté Que j'appelle moi coaguline Et qui a pour effet : coagulation du sang Totale et presque immédiate En deux ou trois minutes Elle a même été plus rapide que prévu D'une trentaine de secondes au moins Pour le troisième cadavre au Cap Fréhel Sans trace aucune c'est vrai messieurs les médecins légistes Et j'en ai profité Que j'étais dans cette Amérique du Sud Que j'avais les poches pleines de fric ça aussi c'était ma première fois J'ai monté au Machu Picchu Deuxième chose : le pot de peinture Ouvert sur la pierre à moins de trois mètres du cadavre Un indice oui peut-être A lire tout ce qu'ils peuvent inventer Dans tous les journaux Si les enquêteurs n'ont pas non plus la tête plus claire On se dit qu'on a le temps de voir encore venir
Continué d'écrire Et continue Et d'écrire quoi A proprement parler pas un journal C'est parfois plusieurs fois par jour Ou par nuit Et parfois c'est plusieurs sans rien J'écris Depuis quand Depuis c'est vrai que tout est fini Avec Georgine
Ce que j'aurai appris là-bas à cet enterrement Ce que mon frère m'a dit Je n'arrive pas encore à m'y faire A trente et un ans apprendre enfin quoi Que somnambule j'ai été somnambule oui durant toute mon enfance Somnambule Une fois par semaine au moins mon frère est certain Souvent plusieurs fois Parfois même des nuits de suite Et c'était elle une nuit qui avait entendu marcher dans la grande pièce Elle était venue et c'était moi Je marchais calmement Je tournais dans le noir autour de la table Et sans pourtant toucher une chaise Elle avait mis mon frère au courant presque tout de suite Et de temps en temps elle le tirait du lit pour qu'il voie aussi Elle lui avait expliqué qu'il ne fallait rien dire et rien faire Pas de bruit Me réveiller aurait été dangereux Elle et lui se renfonçaient dans un coin pour me regarder Parfois je restais dans la chambre du haut qui a longtemps été la nôtre à mon frère et moi J'allais et venais le long du lit mais je me recouchais alors après peu de temps Le plus souvent je prenais le petit escalier droit je descendais dans la grande pièce Et je pouvais y rester plus d'une demi-heure A marcher calmement A tourner lentement Tout était noir et silencieux je déambulais sans le moindre bruit dans ma chemise de nuit blanche Et puis je finissais par remonter me recoucher mon frère aussi Somnambule moi Le seul cas de la famille Le seul Des deux côtés Tout s'était arrêté après l'enfance D'un coup et complètement Mon frère ensuite avait tout oublié Le mieux plus tard ce serait de ne jamais rien dire C'est ce qu'elle lui avait dit aussi Le bon fils Il pleurait lui A l'enterrement Comme tous
Fascisme A tout bout de champ Quand plus un seul ne comprend plus C'est ce que disent alors les journaux Mais quoi les fascistes Ils sont comme les autres ils pensent comme les autres Ou plutôt : comme les autres ils pensent Ils ont un discours Ils savent A mort les Juifs ils savent pourquoi les Juifs A mort les nègres ils savent pourquoi les nègres A mort les Arabes ils savent pourquoi A mort les étrangers la raison ils la savent A mort qui on voudra à chaque fois la raison est une évidence Bref le fascisme une survivance D'un siècle révolu D'un âge à jamais dépassé Pour mettre à mort ils avaient des raisons Tous Aujourd'hui c'est fini Aujourd'hui : mettre à mort sans raison aucune Oui c'est ainsi et définitivement Mettre à mort un vivant sans raison autre que celle-ci Tout vivant est mortel
Une fois de plus repris mes bouquins mes images mes photos Mon dossier d'études Une fois de plus pas vu passer le temps Ces morts des camps ces masses de cadavres A l'écran c'est vrai le mouvement des corps les uns sur les autres qui dégringolent au fond de leur grand trou Le mouvement rend tout ça fascinant Combien de fois j'ai vu le film Ces corps qu'on voit tous tomber tous bouger tous ont l'air presque encore de vivre Et quand le bulldozer les pousse devant lui c'est pour moi comme l'eau à chaque fois qui pousse droit sa vague vers le bord Sa haute vague pour finir qui roule sur les roches et toute l'eau s'écroule en milliers de facettes en milliers de reflets les uns sur les autres On ne sait plus si morts ou vivants A l'écran Mais sur chaque photo c'est simple Immobiles Ils sont immobiles Ils sont morts Ces cadavres des camps en nombre comme jamais Comme jamais ensemble Et parfaits comme jamais Tous Intacts Pourriture aucune Emaciés Secs Nets Gris neutre Et tous du même gris C'est ça ce que je veux C'est ça Une nappe une plage entière de vrais cadavres Et j'ai regardé longuement mes études Toutes peintes d'après photocopies Assez belles quelques-unes Mais des études c'est des études Rien de plus
Je n'ai jamais pu en dessiner Je me souviens Aux Beaux-Arts comme ici Je ne pouvais pas A chaque fois que je voulais en dessiner un La même idée à chaque fois me venait La même Une idée étrange mais c'était ainsi L'idée alors que celui que je voulais dessiner c'était en fait un autre A chaque fois un autre Et le même autre Et cet autre c'est vrai Celui que je voudrais tant Je ne sais pas qui c'est Je ne sais pas Je ne saurai jamais Celui que je ne veux pas Par contre Et que déjà je n'ai pas voulu A Porz-Even Celui que jamais je ne pourrais Celui-là je sais Qui c'était et qui c'est Je l'ai revu encore aujourd'hui Porz-Even en effet m'est revenu Mon premier cadavre Et dans cette image oui c'est lui Dans ce corps nu sur les rochers Dans ce vieux corps gris C'est lui alors que j'ai revu Lui je me souviens j'avais quatre ans Lui cette nuit-là Lui Le cadavre du grand-père
C'est pour qui Si j'écris Pas pour moi Encore pourtant qu'écrire c'est vrai c'est se remettre en tête un tas de choses Et même ce qu'on avait oublié Tout revient On revoit Mais tout ça à quoi bon J'écris pour écrire c'est ainsi
Ce grand-père Elle l'avait pris à la maison quand il avait eu son attaque Il était resté le côté droit paralysé Il avait aussi et surtout perdu la parole Et je le revois c'est vrai comme alors je l'ai vu cette nuit-là Je n'avais pas quatre ans Je le revois sur le petit lit-cage aux barreaux d'un blanc écaillé Qu'elle lui avait installé près du buffet dans la grande pièce Un lit-cage pour gosse Elle avait posé dessus des longues planches Et sur les planches un matelas plus grand que le lit et qui débordait Je le revois couché tout nu sous son drap Des oreillers lui relevaient le haut du corps Quand il glapissait en tapant de la main sur son ventre on le descendait Il en profitait pour nous cracher dessus et nous battre On le posait sur le seau et presque à chaque fois pour rien Il n'avait plus que la peau et les os La peau du visage et des avant-bras cuite et recuite au soleil par le vent du large Un vieux cuir de vieil Islandais Les os presque tous plus ou moins tordus Des os de plus vieil encore alcoolique On leur mettait déjà du calvados paraît-il ou je ne sais quoi dans leurs biberons Pour manger Il mangeait peut-être après tout mais où et quand et quoi Pour boire il buvait ça oui Il buvait son calva à la bouteille Il buvait jour et nuit Je revois sa tête une broussaille toute blanche de cheveux et de barbe Il ne s'était jamais rasé de toute sa vie Il avait encore au menton quelques mèches d'un blond tout doré A l'intérieur de cette broussaille blanche il y en avait une autre Une toute rouge brique autour du long gros nez marron Toute sa face en effet n'était qu'une folle broussaille de rides Une broussaille d'un rouge presque chocolat quand elle était dans l'ombre Il n'avait plus de dents depuis longtemps sa bouche avait disparu Son front était large et très haut Ses yeux d'un bleu tout délavé Avec autour de leurs prunelles encore une broussaille une autre encore plus fine de tout petits vaisseaux sanguins roses Il avait un regard La rage à l'état pur Quelqu'un arrivait il crachait et crachait encore et crachait longtemps Sa salive restait luisante sur ses poils De ne plus pouvoir dire ce qu'il voulait le rendait furieux Lui C'était connu Qui n'avait jamais parlé à personne En mer comme chez lui Sans arrêt il grommelait Furieux peut-être aussi de ne plus pouvoir mâchouiller ses grosses cigarettes en papier maïs Pour le faire manger je prenais sur l'assiette un peu de sa bouillie et d'une main j'avançais la cuiller De l'autre au milieu des poils j'essayais de trouver la bouche et de l'ouvrir Dès que la cuiller était à sa portée Avec sa main valide il envoyait tout valdinguer Parfois il laissait entrer la bouillie en regardant au plafond Puis très lentement il recrachait Tout dégoulinait doucement sur sa barbe Il grommelait alors en hoquetant C'était son rire Il me fixait ensuite avec des yeux encore plus fous et crachait de plus belle Qu'il allait mourir je le savais Le dernier soir Je me souviens du vent et de la pluie il y avait sur la baie une tempête Une d'équinoxe et le printemps pourtant était encore loin Sa camarade comme elle l'appelait encore Une camarade du temps de l'école Sa camarade avait à l'estomac un ulcère elle oubliait presque tout le temps de prendre sa médecine Il y avait des jours elle ne tenait plus debout Sa camarade l'avait fait venir ce soir-là pour qu'elle s'occupe des cinq enfants J'étais seul J'écoutais la pluie entre les rafales elle n'arrêtait pas Mon frère était chez l'oncle il l'avait pris chez lui Comme il fera plus tard avec moi Pour qu'on puisse aller au collège là-bas J'étais seul cette nuit-là Seul avec ce vieux moribond J'ai apporté l'assiette il a poussé des jappements alors comme jamais Comme jamais ses yeux étaient tout hagards J'ai approché il a eu comme un hurlement rauque et de toute sa force il a lancé son bras vers l'assiette Il la manque et tombe du lit tête la première Il ne bougeait plus Etendu sur le dos Ses pieds étaient restés pris dans le drap sur le lit Son bras invalide inerte en travers de la poitrine Et mi-blanc mi-brique au milieu des touffes de poils blancs Il ne bougeait pas je l'ai appelé Ses yeux restaient fixes immobiles Et tout autour sa broussaille immobile elle aussi Son grand corps blafard était en entier immobilité Je l'ai appelé appelé combien de fois Je me suis tu il pleuvait toujours aussi fort j'ai su alors qu'il était mort J'ai pris un escabeau je me suis mis près de lui à le regarder De l'autre côté de la maison un volet s'était décroché et battait Le vent redoublait Le vent ça n'a été que ça longtemps Le vent Par accès de furie et la pluie à seaux Des heures je crois Suis resté des heures là A le regarder sans bouger Son corps était tout efflanqué Tout gris blême Avec de grandes taches bistres partout Les os saillants Tous Les côtes les clavicules les coudes Le bras gauche tout tordu Vu de dessus son visage était encore plus quadrillé de rides A la place de la bouche il y avait Sous la brouissaille blanche Un vrai trou Ses yeux grands ouverts étaient encore plus clairs Presque transparents Du sang tout à coup du sang tout doucement a coulé du nez Du sang tout vermeil qui s'est répandu un peu sur la barbe Au milieu des poils blond doré Tout à coup aussi ça s'est mis à puer J'ai vu sur le plancher un liquide épais brunâtre Et qui s'étalait très lentement Le volet battait dans la nuit Le vent se déchaînait Je restais sans bouger Les yeux sur ce corps D'un gris de plus en plus plombé au bas du drap blanc Je regardais Mon père lui ressemblait c'est ce qu'elle m'avait dit Mon père c'est vrai que cette nuit-là je n'avais que lui en tête je me souviens Mon père que je n'aurai pas connu Disparu au large des côtes d'Islande On ne sait pas où en fait Plus personne n'allait y pêcher En Islande Il a décidé lui qu'il irait encore Il n'est peut-être pas allé jusque là-haut Disparu quelque part Avec ses quatre hommes Et dans la tempête en plein Océan La foudre en tous les sens à grands coups de blanc Disparu Trois mois avant que je vienne au monde Et je n'ai rien gardé de lui Rien voulu Rien Pas même une photo A quoi bon je ne le sais que trop Que c'est à lui que je ressemble
Georgine et moi C'est par l'intermédiaire de qui Qu'on s'est rencontrés De ce Luc c'est vrai C'est aussi la seule fois que je l'aurai vu Dans sa galerie Un des hauts lieux de ce qu'on appelle l'art vivant Il voulait "absolument" me voir Ce Luc Un homme impressionnant je le revois venir droit sur moi Grand Costume en cuir noir Cheveux noirs en brosse et bouc au menton Bouche incarnadine et nez mince et long Visage maigre Et des yeux très noirs très enfoncés Regard d'une grande intelligence Et grande tristesse Une tête de moine mondain On monte dans son bureau on s'installe arrive une grande fille en imperméable Elle enlève ses lunettes de soleil et son foulard Masse de cheveux blond vénitien Yeux verts Très belle Et d'un sourire si naturel Luc lui baise la main "Georgine Yaël" Le dialogue entre Luc et moi je m'en souviens "Vous êtes peintre - Non - Vous peignez Je veux dire indépendamment de vos maquettes textile Vous peignez pour vous - Non - Vous ne peignez pas - Non - Un jour ou l'autre Yaël vous peindrez - Non - Ecoutez Si un jour vous vous mettez à peindre et si ce que vous peignez fait de vous comme j'en ai la certitude un peintre alors de tout premier ordre il faut que dès à présent vous sachiez ceci Yaël J'estimerai de mon devoir à ce moment-là de tout faire pour vous Me faire absolument confiance est une chose qui ne vous paraît pas quand même impossible" Un grand marchand sûr de lui-même un connaisseur un expert paraît-il sans égal C'est ça ce qu'il est Mais ça en crise En crise profonde En totalement désorienté C'est ce que me dira plus tard Georgine à propos de ce Luc De grand siècle en peinture il n'y en avait qu'un pour lui Le vingtième siècle Et la vérité de l'art pour lui était dans l'abstraction C'était ce qu'il avait cru depuis toujours Et qu'il ne croyait plus Que faire aujourd'hui Il ne sait qu'une chose et ne la sait que trop Qu'il ne peut pas Se délivrer de ce qui pour lui n'est plus Qu'il ne pourra jamais Ce Luc Un joueur qui n'a plus rien Qu'à continuer à jouer Rien de plus commun Dans sa galerie à ce moment-là il exposait je ne sais plus quel peintre de tout premier ordre Et qu'il voulait "absolument" que je voie Et son téléphone a sonné C'est avec Georgine alors que je suis descendu Georgine que j'écoutais Regardais Rendez-vous chez moi pour le surlendemain
Pourquoi trouvent pas Pensent raisons Qui font que tel individu est tué par tel autre et qui font que cet autre a tué le premier Cherchent donc deux individus et rapports entre eux Trouvent pas parce que personne En vérité Personne n'a été tué personne n'a tué Tout simplement : mortel mis à mort par mortel Pour eux : crime sans raisons Cas rencontré depuis toujours c'est vrai mais cas exceptionnel De plus en plus fréquent aujourd'hui c'est vrai aussi mais pas encore règle Et donc toujours déconcertés Eux Nient Au fond croient à tout sauf à ça Au crime pur Trouveront jamais Avant longtemps Trop tard
Ce que j'ai eu aussi durant toute mon enfance et régulièrement c'est mes cauchemars Et ces cauchemars toujours les mêmes toujours d'étranglement je sais pourquoi Et jamais je n'oublierai Dès que j'étais au lit où je dormais avec mon frère Elle venait me border moi aussi Ce que je n'ai jamais pu supporter Elle partait je défaisais tout Mon frère s'endormait je me demandais dans le noir si cette nuit ils allaient revenir Ils revenaient Des gens que je connaissais ou non Des créatures bizarres Des monstres Ils me prenaient la gorge et serraient Serraient Je me réveillais en sueur Je sais d'où ça venait Tout ça Non seulement elle m'a mis au monde mais mal A l'époque déjà les femmes allaient accoucher en ville A l'hôpital Une césarienne et tout alors aurait été fini Mais elle C'est comme on avait toujours fait qu'il fallait faire C'est à la maison avec une sage-femme Elle Qu'elle avait voulu accoucher Comment ça s'est passé elle me l'a raconté tant de fois Je me souviens des soupirs qu'elle poussait à chaque mot ou presque "Les douleurs avaient commencé un peu avant minuit Tu te présentais bien La sage-femme disait qu'il n'y en avait plus pour longtemps Je souffrais tellement Tu as sorti la tête il était minuit La tête en entier et puis plus rien Plus rien de rien La sage-femme se demandait pourquoi Poussez qu'elle me disait poussez Je poussais j'avais horriblement mal Mais rien à faire Et la sage-femme a dit c'est les épaules Elles ne passent pas C'était ça oui c'était tes épaules trop larges Alors la nuit que ç'a été La nuit La sage-femme a tout essayé Vaseline Huile Savon Tout Poussez Poussez Tu ne bougeais pas Poussez Je ne pouvais plus Poussez J'étais à bout de forces Et toi tu étais là la tête dehors Tu es resté comme ça de minuit jusqu'à huit heures au petit matin La tête dehors J'étais morte de fatigue moi Je ne savais même plus où j'étais La sage-femme La pauvre Elle n'avait plus d'espoir Et puis tout d'un coup Il était huit heures En janvier ce n'est pas encore le grand jour à huit heures Elle crie il a bougé Tu avais bougé Tu avais sorti une épaule oui tout seul La sage-femme s'est précipitée Et ç'a été fini en un rien de temps Ton autre épaule était sortie aussi tout le reste avec C'est à peine si je m'en suis rendu compte" Et cette tête en effet Ce qu'elle avait dû subir toute une nuit Cette tête étranglée Elle n'a jamais eu un seul mot là-dessus Jamais elle n'y a réfléchi Jamais une seule fois Le pire en fait n'est même pas là Elle racontait que ç'avait été pour elle une souffrance Une chose insupportable Et ça l'était ça oui mais dans quel sens Insupportable Si cette souffrance l'avait été vraiment La première fois La toute première Le problème n'aurait jamais existé Le pire Elle racontait comme si cette chose insupportable avait été son grand exploit Son éminent titre de gloire Elle
C'est vrai que c'est mon premier souvenir Mon plus ancien J'avais deux ans Un peu plus un peu moins Mon frère était entré enfin chez l'institutrice A la préparatoire Il y avait eu dans tout le village une invasion de poux On avait alors décidé que les enfants Tous Il fallait leur couper les cheveux A ras Elle m'a coupé les miens La pluie aussi je me souviens qui n'arrêtait pas ce jour-là Quand ç'a été fini Je l'ai prise pas la main j'ai tiré Elle m'a demandé où je voulais aller Je lui ai dit : "Au cimetière" Elle m'a dit : "Où ça" Je lui ai dit : "Je veux lui montrer ce que tu m'as fait" Elle m'a dit : "Mais montrer à qui" Je lui ai dit : "A papa" C'est alors qu'elle m'a tout expliqué La tempête Le naufrage Le corps de mon père au fond de l'Océan Je lui ai demandé : "Je ne le verrai jamais" Elle m'a dit : "Pas dans ce monde en tout cas" Je lui ai demandé : "C'est bien toi qui m'as mis dans ce monde" Elle a tapoté mon crâne dénudé en me disant : "Qui veux-tu que ce soit d'autre Un jour je te raconterai comment mais pour ça oui c'est moi" C'est alors que je me suis entendu crier je me souviens Crier dans ma tête Pour la première fois Que je la détestais
J'ai lu Follement A croire longtemps que ce serait sans fin J'ai lu toutes les bibliothèques là où j'étais Les municipales à Paris comme les nationales Toutes J'ai lu les philosophes J'ai lu les prophètes J'ai lu les penseurs Tous les plus importants De toutes les cultures De toutes les religions J'ai lu Jusqu'à comprendre enfin Qu'il y a eu une longue histoire au cours de laquelle on a cru On a cherché De millénaire en millénaire On a essayé de trouver Ne pas trouver importait peu Ce qui comptait Ce qu'au fond on pensait C'est tout simplement que penser était nécessaire Etait fondamental Que renoncer à la pensée Et c'est chose dont jamais on n'a douté C'était renoncer à toute vérité Cueillir chasser pêcher labourer fabriquer construire On n'a jamais cessé de donner à tout ça un sens Jamais cessé d'analyser de critiquer de statuer Jamais d'inférer Jamais de prédire Et c'était inutile Oui Inutile tout ça Inutile de vouloir un sens Que certains roulent sur l'or que des millions et des millions la crèvent on le voit bien mais ajouter quoi Que ceux-ci se révoltent et que ceux-là alors fassent rétablir l'ordre on ne le voit que trop bien mais qu'en dire d'autre Et chaque rôle avec sa réplique avec sa mimique avec tout ce qu'il exige et l'universelle comédie à quoi bon rêver qu'elle puisse signifier quelque chose A quoi bon tant de mal pour justifier quoi Et ce qui a fait au long des temps le plus délirer C'est même ce qui est le plus simple et le plus évident La réalité spirituelle C'est l'extase et c'est tout Sexuelle C'est l'orgasme et suffit La pensée On a si longtemps pensé qu'elle était nécessaire elle n'est en fait d'aucune nécessité De millénaire en millénaire elle n'a été qu'une monumentale peine perdue Et de tout ça De tous ces kilomètres et kilomètres de volumes Ecrits siècle après siècle En toutes les langues du monde Et de tout ça tirer quelle vérité Celle-ci Qu'ils n'ont au fond jamais Tous Même les plus grands penseurs Ceux dont la pensée a été toute leur vie Ils n'ont jamais dit pour finir Rien de plus Jamais Que ce que depuis toujours les enfants savent Et quoi Que tout simplement la vie est chose mortelle Oui rien de plus c'est ainsi Tout ce qui s'est écrit ne dit au fond rien de plus Que ça L'homme meurt Lire et lire et comprendre enfin Que tout ce qui était à savoir Moi aussi Comme tous Et depuis toujours Je le savais en fait Je le savais Toute lecture alors a pour moi pris fin Toute Il y a plus de sept ans Rien Il n'y avait rien A chercher A croire Il n'y avait rien Que le désespoir Rien Que la nuit noire
L'idée Oui La trouver c'est éclairer Mais penser Relier l'idée à l'idée organiser une suite un enchaînement un système Un temps Un sens Penser c'est obscurcir L'idée est vérité La pensée est délire Aujourd'hui c'est fini c'est vrai Fin aujourd'hui de la pensée
C'est sur chaque image de famine Où les deux sont ensemble Adultes Enfants C'est sur toutes en fait Adultes enfants sont ensemble sur toutes C'est là Sur toutes ces images d'affamés qui mangent Qu'elle est évidente en effet La différence entre les deux regards Les adultes Ou comme on dit les grandes personnes Dans leur regard il y a tout Tout ce que disent les commentateurs La tristesse la peur la résignation la honte Alors que les enfants Il n'y a qu'une seule chose dans leur regard Une seule Une foi Une foi qui n'est que désespoir Un désespoir qui ne peut plus rien Que croire Eperdument Paisiblement Ce regard-là Et comme nulle part ailleurs C'est le regard même qu'ont tous les enfants Tous Eux qui savent Que les grandes personnes Elles le savent aussi Qu'elles aussi vont mourir Mais si elles vivent pourtant Mais si elles vivent toujours C'est qu'elles savent Elles Qu'il y a autre chose Et c'est ça Les enfants Ce qui est dans leur regard Ce regard en mangeant qu'ils plantent droit Ce regard presque hallucinant C'est le regard de ceux qui croient encore Qui croient qu'il y a autre chose et que les grandes personnes savent quoi C'est le regard De ceux qui savent qu'il n'y a rien sinon Rien C'est ça être enfant Croire parce qu'on sait
Croire désespérément Comme tous les enfants je savais Comme tous les enfants je croyais Et j'ai cherché Cherché Comme tous Un peu plus peut-être Un peu plus regardé En silence Ecouté Mais les grandes personnes A quel point c'est toujours pareil je me souviens Comme tous les enfants je m'y suis fait A ce qu'elles sont A ce qu'elles font Elles ne disent du mal que des autres d'abord Ensuite elles ne se rassemblent jamais hommes et femmes ensemble Et les hommes entre eux ne parlent des femmes qu'en riant Et les femmes entre elles ne parlent des hommes qu'en pleurant Et les hommes et les femmes ne s'accouplent que dans le noir Mais cette chose-là c'est vrai que ce n'est pas pour moi un souvenir d'enfant Je me souviens tout de même Et de tout Qu'il n'y ait que ça Que ce que je voyais Que ce que j'entendais C'était impossible Il y avait donc autre chose Autre chose qu'elles seules donc savaient Elles les grandes personnes Elles qui n'en disaient jamais rien Qui ne montraient rien jamais Et je cherchais Cherchais Et finalement j'ai cru Que les enfants puissent la savoir Cette chose Oui j'ai cru que c'était interdit Par la religion J'ai cru jusqu'au jour de ma communion je me souviens Elle nous avait fait baptiser mon frère et moi Quatre ans après mon frère elle m'a fait faire ma communion Mais communier pas un ne l'avait encore fait Il a donc fallu faire a dit le curé une répétition générale Une petite communion avant la grande Et pour ça il fallait se confesser Le curé avait lu dans le catéchisme Avait tout expliqué Tout Mais comme tous les enfants comment comprendre ça Le péché Non Au confessionnal Non A chaque fois je répondais non Le curé a tellement insisté qu'à la fin j'ai répondu oui Interdit le jour de la communion Donc déjà le jour de la petite Interdit de manger avant Interdit par la religion Et je me souviens ce matin-là à l'église En titubant presque j'arrive à l'autel Je m'agenouille Et j'ouvre la bouche Et le curé pose son hostie Au moment de l'avaler voilà que je me sens mal Mais mal Toute la peine que j'ai eue à me relever tout tournait Je me disais je me souviens Que je ne m'étais pas confessé comme il fallait Que communier alors je n'aurais pas dû C'était interdit pour moi Communier J'étais en état de péché A la maison je lui dit ça Que je ne tenais plus debout Je lui ai tout dit Elle a poussé des grands soupirs et n'a rien dit Le lendemain le curé qui passe Elle lui a raconté Et c'est la seule fois qu'elle m'a étonné : "Il a failli nous faire un malaise monsieur le curé Une syncope Il avait faim pardi C'est qu'il a un de ces appétits Regardez-moi ça la carrure Il mangerait tout le temps si je lui en donnais C'est pire que son père Il est presque tombé monsieur le curé Tombé tout raide" Alors le curé je me souviens : "Ah pas ça Non pas ça et surtout pas un jour pareil Un jour de communion solennelle Ecoutez vous allez le faire manger Dimanche Et tout se passera bien Vous le faites manger comme d'habitude Un bon petit déjeuner Vous croyez que je ne le vois pas Qu'il est encore plus grand que son père Encore plus carré Qu'il mange à sa faim dimanche A sa faim c'est compris" C'est ce jour-là moi que j'ai cessé de croire Qu'il y avait autre chose ça je le croyais toujours J'ai même continué de plus belle à chercher Mais la religion Pour moi comme pour tous les enfants C'est resté une chose pour les grandes personnes Celles qui ne cherchent plus C'est toutes sortes d'histoires qu'on leur raconte Et de toutes les façons Pour qu'elles puissent accepter de mourir C'est pour ça que les enfants Tous ou presque Ils n'arrivent pas à croire en elle En la religion Tout ça c'est bien beau Comme ils disent Mais quoi Où qu'on aille après Et quoi que ce soit alors qu'on puisse trouver Ou la vie éternelle ou la délivrance Ou tout ce qu'on voudra Il ne s'agit jamais que de quoi Avec ces histoires Que d'une chose et d'une seule Avec toutes Et d'une seule toujours qui reste la même Et d'une seule en effet par laquelle tous passer Tous La mort
Oui j'ai cru Et cherché Si longuement Si longtemps Trop peut-être Un jour donc c'est vrai j'ai compris Compris tout sauf une chose Et c'est Qu'à tout jamais je me souviendrais Et de tout Et si fort
A les voir Eux Ce que j'ai à chaque fois Jamais je ne l'ai Jamais Avec personne d'autre Hommes femmes Pas un seul n'arrive à m'intéresser Pas une seule A vrai dire eux non plus ne m'intéressent pas Ce qui m'attache en eux Ce qui à chaque fois fait en moi revenir le souvenir Le profond C'est quoi Leur regard Oui c'est leur regard Sa façon A ce regard De se taire et d'attendre On vient au monde on marche on cause on compte on meurt Qu'il y a donc quelque chose d'autre Et qu'ils sauront un jour Quand ils seront grands Eux aussi C'est vrai qu'ils le croient encore Eux Et c'est vrai aussi Que si la chose était possible Et que si c'était moi qui avais ce pouvoir C'est eux alors Eux seuls que je sauverais Que tout meure Tout Sauf eux Sauf les enfants Qu'ils vivent Eux Tous Qu'ils vivent à jamais tels qu'ils sont Tout à ce qu'ils savent Tout à ce qu'ils croient Et sans jamais grandir Et sans jamais mourir
Son regard d'enfant Face à moi aujourd'hui Au fond de cette brasserie Originaire d'où celui-là Ses yeux Couleur de suie On aurait dit deux boutons noirs trop grands pour leurs boutonnières Il attendait Quel âge Douze treize ans Tout ce que j'ai pu ç'a donc été Toucher son cou tout mordoré Caresser sa peau Si ferme et si douce Comme huilée Et rien d'autre Il a pris son coca-cola il avait la paume des mains presque rose Il buvait tout en continuant à me fixer des yeux Me suis levé toujours sans un mot Ai posé un billet Suis parti Mon troisième essai En sept ans ou presque Avec les enfants Une fois pour toutes : avec eux rien Avec les hommes non plus Combien de fois ils ont pu ceux-là Combien de fois essayer Certains pourtant étaient très beaux Mais rien Le souvenir aussi du gros capitaine A l'armée Il me voulait toujours comme chauffeur Pas uniquement pour la prestance Ajoutait-il Son regard alors Rien non plus avec lui Comme avec tous Rien Regrettable ou non c'est ainsi Sexualité normale
Les livres Les filles Les livres comme on dit m'ont perdu Comme on dit les filles m'ont sauvé C'est ainsi Les grands livres du monde Une fois évident que tout ça n'est qu'immense bavardage inutile Il ne me restait donc que deux solutions Soit accepter Soit m'endormir Et pour toujours Barbituriques La dose était la bonne c'est vrai mais la fille A laquelle j'avais donné rendez-vous pour ce soir-là C'est à l'heure pile exacte M'a-t-elle dit plus tard et redit Qu'elle est donc venue Et qu'on m'a descendu Pour m'hospitaliser Rendez-vous Et ça ne m'est arrivé que cette fois-là Que j'avais moi totalement oublié
Les filles Deux choses Avec toutes La première chose Elle tient Comme elles disent toutes Au corps que j'ai "Un ogre en état de manque" Une Il y a longtemps M'avait défini comme ça Et c'est vrai en effet C'est vrai d'abord au sens banal J'aurais pu dévorer vingt-quatre heures sur vingt-quatre Enfant Comme durant toute l'adolescence Un peu moins peut-être aujourd'hui Avec tout ça le ventre plat Toubib Jamais allé Héritage paternel Vingt-quatre heures sur vingt-quatre aussi Dévoreur de travail Mon secret : le sommeil-minute Où que ce soit Dans n'importe quelle circonstance Et que je puisse en avoir ou non besoin Je ferme les yeux m'endors aussitôt Cinq minutes plus tard Dix au plus Me réveille en pleine forme Et puis sexuellement dévorant Les filles Après avoir eu droit aux quatre ou cinq fois la séance Appelaient dès le lendemain J'étais dans l'annuaire à l'époque Appelaient pour la prochaine Au début tout au moins La deuxième chose Elle tient en effet Comme elles disent toutes aussi A ce qui est dans ma tête Et qui n'en sort jamais Elles Un regard me suffit Leur enfance Elle est loin Toutes déjà Toutes ont accepté Et c'est les plus belles toujours qui déjà les possèdent le mieux Les vieilles ficelles Moi Une fois la séance terminée un seul rêve Qu'elles s'en aillent Et ça toutes le ressentent Et tout en ne sachant plus alors quoi faire Une m'a dit un jour : "Avec ton casque blond et tes yeux bleu acier Toi aussi tu pourrais tuer des gens" Et plus ou moins vite elles ne reviennent plus Ce que pas une ne comprenait C'était justement les deux choses Que d'une part j'ai ma force à dépenser c'est tout Que d'autre part je n'ai simplement rien à leur dire Rien Elles n'avaient pour autant rien à craindre Avant Il ne pouvait pas en être question Depuis C'est ainsi Les femmes Comme les enfants Je ne pourrais pas Ce que je peux Ce que je veux C'est des cadavres d'hommes
Accepter De ne voir que ça De n'être que ça Qu'un instant de ce monde Et de cette beauté ainsi que des bribes Accepter pour quoi Pour leur soi-disant vie Où jouer leur jeu Ce n'est en fait que dans un seul but Se procurer du pain Où se procurer du pain Peut-on dire aussi Ce n'est possible en fait Qu'en leur jouant leur jeu Leur jeu toujours plus compliqué Plus contraignant Plus incertain Accepter ça Non Pas question Tout cet afflux de fric aujourd'hui Ce n'est pour moi qu'une seule chose Un moyen de parvenir à les peindre un jour Mes vitraux Rien d'autre Accepter ainsi Malgré tout Je ne l'aurais en fait jamais pu Jamais même voulu Si je n'étais pas entré Un matin d'été Il y a sept ans Dans cette Basilique
C'était la seule c'est vrai De toutes ces filles La seule Avec laquelle à chaque fois j'avais Ce que j'ai avec tous les enfants Elle croyait encore elle aussi Son bonheur de croire était dans ses yeux Dans ses longs yeux verts Dans son miraculeux sourire Elle croyait comme croient les enfants Non pas malgré Mais à cause de Et pour elle à chaque fois j'aurais voulu Qu'il soit mien Ce pouvoir De la sauver Elle La grande enfant si belle Elle seule Qu'elle ne meure pas Ne meure jamais Georgine
L'avenir Partout Le mot magique A tout coup on gagne Et le gros lot toujours L'avenir C'est l'espoir L'espoir C'est l'avenir Comment peut-on mentir à ce point Mentir A des vivants pourtant Sur ce qu'est vivre Et se mentir avant tout à soi-même Il consiste en quoi ce mensonge A s'identifier A s'identifier à l'humanité toute entière On est l'humanité elle-même On est alors tellement plus grand L'identification C'est le plus efficace et le plus gratifiant des tours de passe-passe On se voit vivre en millénaires Eternellement vivre Et qui plus est vivre en progrès Vivre il y a dix mille ans infiniment moins bien qu'aujourd'hui Et bien moins aujourd'hui que dans deux mille ans On se voit sans cesse au fil du temps vivre de mieux en mieux De pire en pire aussi c'est vrai Mais l'un dans l'autre mieux Ce qui veut dire quoi Quoi pour moi Moi l'humanité Que ma Jaguar Entre la Bretagne et Paris Que ma Jaguar pollue alors dix fois plus C'est vrai Que ne le faisait mon cheval entre Paris et la Bretagne il y a dix siècles Que ma Jaguar aussi Je sillonne aujourd'hui toutes les routes avec elle en dix fois moins de temps Que je ne le faisais sur mon cheval Ce qui veut dire quoi en réalité Que l'un plus vite infiniment que l'autre et l'autre plus lentement que l'un L'homme en Jaguar et l'homme à cheval Font une même chose en fait de deux différentes façons c'est vrai Mais en réalité il n'y a pas deux Il n'y a Et ne peut y avoir Qu'une seule façon Qu'une seule Pour chacun La sienne A moins donc de m'identifier D'être donc moi l'humanité La vie aujourd'hui et la vie il y a mille ans Les comparer est un jeu pour rien Et toute différence est en réalité un leurre Est un leurre aussi Et leurre essentiel celui-là De rêver Que ce qu'est l'homme il y a mille ans n'était pas ce qu'est l'homme aujourd'hui L'homme en réalité Toujours et partout Est et reste le même En réalité le même être mortel A quoi bon alors A quoi bon ce mensonge Il n'y a pas d'humanité Il n'y a que l'espèce humaine Et chaque humain n'est que lui-même Et ce qui attend tout humain vivant Ce n'est qu'une seule chose Une seule Cesser de vivre Oui la vérité L'évidente La trop La voilà Qui dit quoi Que l'avenir En réalité L'avenir c'est la mort
Ciel bleu nuit tombant sur Paris De plus en plus nuit De plus en plus bleu Comme si la lumière était encore là mais enfouie Et de plus en plus profondément Nuit d'un pur D'un intense Et tout à coup du rouge Un trait Une trace Un avion à gauche au milieu du ciel Et la ligne rouge à vitesse uniforme en pente douce est montée Et sans en aucun point se rompre est redescendue A disparu à droite Un peu plus bas qu'à son lieu d'origine Et rien n'est resté Que cette courbe-là Courbe vermillon sur un bleu indigo Une simple courbe sur un ciel Seule Intimement lumineuse Une courbe parfaite Alors Comme à chaque fois mais encore plus violente Il y a eu l'idée en moi Que belle Elle l'aurait sans moi été tout autant Cette courbe rouge sur ce bleu nuit Qu'une autre configuration du monde Aussi belle Existera un jour Peut-être même encore plus belle Et je ne serai plus là Et j'ai fermé les yeux de haine
C'était aussi la seule Georgine Avec laquelle je pouvais parler La seule de toutes Je pouvais C'était elle en fait qui parlait J'aurais pu Elle L'écouter des heures En ne la quittant même pas des yeux Elle et son visage à l'ovale parfait Au teint légèrement hâlé Aux traits si fins Si mobiles Elle et toute sa façon de parler Avec tant de franchise Et d'intelligence Et d'énergie et de gentillesse à la fois Parler Moi je ne pouvais pas Combien de fois me l'a-t-elle reproché D'être Comme elle disait Si chaud dehors si gelé dedans Ou même comme elle disait encore Un iceberg à la croûte brûlante Oui l'interroger au moins j'aurais pu Sur elle Sur toute sa vie avant J'en sais si peu De curiosité je n'en ai jamais eu Les gens Ce qui se passe entre eux Les histoires qu'ils vivent Celles qu'ils se racontent Et qui reviennent toujours au même petit jeu A qui l'emportera sur l'autre A qui Pour quoi que ce soit Même et surtout pour la chose la plus dérisoire A qui aura le pouvoir Enfant déjà tout ça Je le suivais des yeux Comme au cinéma Sans le moindre intérêt Tous ce que tous et toutes peuvent manigancer Pour gagner parfois Pour Tout compte fait Toujours perdre Indifférence Au plus profond de moi C'est ainsi Rien Tout ça ne m'est rien Haine Oui C'est tout ce que j'ai Haine envers elle seule Elle et ce qu'elle m'a fait Comme disent les enfants Ce qu'elle m'a fait au bout de la pire des nuits Venir dans un monde aussi beau Pour y mourir
Vivre c'est vrai Plus l'envie en est faible Et plus la mort est comme absente On la sent à peine On l'oublie Et plus l'appétit de vivre est puissant au contraire Est intense Insatiable Et plus la mort Sans jamais le moindre manquement Plus la mort est présente
Deux papiers dans un même magazine Un assez long Tout au début Qui s'intitule : YAEL CET INCONNU Un plus court Vers la fin Dont le titre est : LE TUEUR JAUNE Dans le premier papier Illustré par des reproductions d'échantillons L'auteur souligne elle aussi que c'est la première fois En couture Qu'on donne non pas le nom du couturier Mais celui du styliste Ou du peintre plutôt Qui a peint le tissu Styliste ou peintre au demeurant dont on ne sait rien Aucune photo de lui Aucun passage à la télé Aucune interview dans aucun journal Ne le connaissent que trois ou quatre personnes Au maximum Qui elles-mêmes n'ont pas son adresse Et son téléphone est évidemment sur la liste rouge Yaël existe-t-il Vient ensuite une revue exhaustive Et sans intérêt De toutes les hypothèses émises A propos de l'identité dudit inconnu Dans le deuxième papier Illustré par une magnifique photo Du pot de jaune renversé sur les pierres grises du Cap Fréhel L'auteur Qui ne signe pas Pose la question Qui est le tueur jaune Il présente alors Toutes les hypothèses possibles A propos de l'identité de ce tueur jaune inconnu Deux papiers donc Entre les deux quatre-vingt pages Pas plus Qu'ils soient offerts ainsi Ensemble A la lecture Est de ces choses c'est vrai que sait faire Et bien Le hasard N'y avait-il pas là pourtant de quoi alerter le lecteur De quoi même donner à l'enquêteur une idée Il n'en a rien été Jusqu'ici Il n'en sera rien jamais S'il s'était agi Entre deux éléments étrangers l'un à l'autre Eloignés l'un de l'autre Et l'un de l'autre indépendants S'il s'était agi de former D'affirmer D'imposer un rapport Si en somme il s'agissait une fois de plus de penser Ce serait alors à qui trouverait Le lien le plus phénoménal A qui élaborerait Le délire le plus fabuleux Mais ici Dans ce magazine Lien Rapport Rien n'est à faire Ici Tout est déjà fait Reste simplement Et dire ça C'est pour n'importe quel penseur Du pas sérieux Du tout ce qu'on veut Reste A tout à coup voir Que ces deux papiers Comme des pièces de puzzle Oui Ils vont ensemble Oui Ils ne sont qu'un La vérité oui la voilà Bref Qu'ils continuent à penser Les penseurs Et pour la découvrir Cette vérité qui est toujours si simple Il n'y aura Sauf un hasard Jamais personne
Le prochain où La Bretagne Retourner là-bas Plus pendant tout un temps Alors où Pourquoi pas ici A Paris Ou pas loin
Ces moments où tout Tout à coup Est à la fois comme inconnu et si intime A la fois si loin et tellement là Tellement immense et si intense On croit On attend On va Et puis non Pas allé jusqu'au bout Jusqu'à l'extase Elle depuis longtemps que je connais plus La dernière fois c'était avant ma nuit noire Elle cette conscience alors je me souviens On la dira comme on voudra Perdue ou délivrée En tout cas apaisée Et pour un bout de temps Cette paix du vide Elle n'a pas été aujourd'hui pour moi Sorti au petit matin pour explorer la plus lointaine banlieue Un matin d'une lumière Et tout à coup ce château d'eau Comme un très grand torse évasé debout en plein ciel Seul au-dessus de l'immensité verte Et j'ai arrêté la Jaguar Face à ça A simplement ça Tout droit sur le monde au soleil Si loin Si intense Oui Si intime et si pur Que j'ai cru Que j'ai attendu Et puis non Rien d'autre Rien Qu'une rage alors Ce monde entier Toute cette immensité Une rage folle en moi de tout engloutir Tout au fond de mes yeux Tout au fond de mon corps Mon corps qui un jour La hais hais hais hais
Un sans-coeur C'est tout ce que j'étais pour elle Un sans-coeur De temps à autre elle ajoutait même A voix basse : "Un de naissance" Un sans-coeur qui ne savait même pas ce que c'était L'affection C'est ce qu'elle rabâchait à mon frère En le serrant tout contre elle Yaël Yaël Puis elle se taisait en hochant la tête Alors qu'en fait c'était simple à comprendre Et rien ne m'échappait De tout ce petit jeu Entre elle et mon frère Et de ces mots gentils Et de ces caresses Et de ces baisers A chaque fois que l'un voulait de l'autre quelque chose A chaque fois Quand une fois de plus par exemple elle voulait Qu'il retourne chercher de la farine En pleine nuit sous la pluie Une fois de plus elle avait oublié qu'elle n'en avait plus Ou bien le contraire A chaque fois que l'un ne voulait pas de l'autre quelque chose Quand par exemple avant chaque rentrée Et ça durait jusqu'au moment de partir Mon frère ne voulait pas Qu'elle l'envoie à l'école avec aux pieds les souliers des copains Qu'une voisine avait donnés Et qui en plus étaient trop petits pour lui Tout ça Combien de fois aussi j'ai pu le voir Sur le port Les coquillages et crustacés Toute leur marée ou presque aujourd'hui c'est ça Les pires Combien de fois je l'ai vu Pour acheter Tous les petits pêcheurs ou presque A l'époque Etaient encore indépendants Les pires c'était eux C'était les braves types Les pas fiers Ceux qui serrent la main et tapent sur l'épaule Ils arrivaient presque toujours à tout enlever moins cher encore Et qui plus est Presque toujours ensuite A faire payer une tournée aux pêcheurs C'est vrai que j'en ai passé Des heures sur le port Des heures A l'endroit tout au bout On me l'avait montré Où mon père A son retour Amarrait son bateau J'attendais je me souviens J'imaginais et j'attendais Toute à découvert la masse des poissons Comme un grand tapis métallique Et lui au-dessus Droit Silencieux Mais rien jamais Rien n'arrivait au port Tout restait là-bas Immobile au large Tout Lui debout sur l'Océan
Peut-être au fond vaudrait-il mieux Etre comme tellement Insensible au monde Aveugle à toute beauté Peut-être en fait resterait-elle absente Au jour le jour Peut-être même enfin se ferait-elle oublier Elle La mort Sans qu'elle disparaisse pour autant c'est vrai Mais elle ne serait plus que de temps en temps une idée Une idée et rien d'autre Une idée et non pas A chaque fois Cette présence En ce corps que je suis Qui un jour ne sera plus Pourquoi alors Pourquoi ce jeu Se demander ce qui serait le mieux D'être ou de ne pas être en ce cas-là ce qu'on est On ne peut pas ne pas l'être Et ce que je suis Moi Le voilà En style facile Un dingue de monde Un maboul de beauté Sensible à rien d'autre en réalité A rien Qu'à la moindre chose belle Et le plein les yeux à chaque fois A chaque fois aussi à la fois Le monde et la mort Toutes les couleurs dans l'objectif Sur le négatif que du noir A la fois Et c'est tous les jours plus brutal Et l'émerveillement et la haine Et toujours plus fréquent Et pour des choses toujours plus simples Autour de moi Plus ordinaires Un battant de fenêtre ouvert grand parallélogramme debout Beauté même Et beauté Oui Qui me dit mortel Une bouteille d'eau en plastique au milieu du couloir comme un pilier bleu Beauté Et moi mortel Sur l'évier blanc une grande tasse blanche avec son anse en forme de sept Moi mortel Sombre en travers du coin le coffre en chêne aux ferrures plates on dirait le secret même en trois dimensions Moi Même le matériel de rasage Et c'est vrai suis revenu au rasoir mécanique Acheté deux bols de savon Un rouge un vert Gros Ronds Tout lisses Comme des galets Le rasoir jaune auprès du bol vert ce matin Une fois de plus Moi Une fois de plus même Ai repris mon calcul Combien de fois me raser d'ici ma mort Ce qui fera combien de rasoirs Combien de bols de savon Calcul aussi De plus en plus Pour des choses on ne peut plus banales Belles Et de me mettre à compter Mon nombre de chemises avant de mourir Mon nombre de chaussures De mouchoirs De tout Ridicule c'est vrai C'est ainsi Mes pinceaux Mes tubes de couleurs Juste avant de me mettre au travail Me demander combien Jusqu'au jour où je ne serai plus Combien de pinceaux Ronds Plats Combien de tubes De rouge De bleu De jaune Combien Au total Oui c'est ça Vivre Un chiffre infime Et venir en ce monde Et venir pour ça
Ecrire A chaque fois de plus en plus de mal De plus en plus de temps Les mots A les choisir Apposer Remplacer A les oublier pour ne voir que l'ensemble Et tout reprendre Aussi dur que de peindre Et j'écris aussi Peut-être De mieux en mieux Peindre c'est vrai je sais pourquoi Mais écrire
Ce que je veux avoir Que je n'ai pas eu encore Et que je n'arrêterai pas avant d'avoir eu C'est lui Mon cadavre peint Mon peint entièrement Mon vitrail C'est lui pour l'instant Qu'il me faut Froid ou chaud Pour la suite on verra Les moyens Je gagne de plus en plus de fric Mes maquettes Je doublerais leur prix encore une fois Qu'on se les arracherait Tout le monde veut du Yaël c'est ainsi Et je ne dépense à peu près rien Les moyens Avant que la mode ait complètement changé Je les aurai Bien avant Les moyens de me procurer ce qu'il me faudra J'ai fini par trouver ma coaguline Alors ça aussi je le trouverai Ce qu'il me faudra pour obtenir Ce qu'en vérité je veux Finalement Moi aussi Une mise à mort de masse
Et si quelqu'un Au courant de cette enquête Ou non Tombait là-dessus Lisait tout ça Apprenait tout Que faire alors en prévision Tout brûler Et brûler ensuite à chaque fois Sitôt écrit Et même
(extrait BONNE NUIT SOLEIL ¢maurice regnaut)
© maurice regnaut