l'homme est pour l'homme

 

En ce vingtième siècle où plus atrocement, plus cruellement que jamais, tant et tant de destins humains se sont accomplis tragiquement, le paradoxe est que ce siècle est celui aussi où communément l'opinion prévaut, malgré quelques vaines tentatives de "résurrection", que le tragique est révolu et que tout théâtre tragique, en l'occurrence, est définitivement impossible. Et ceci pour la simple et l'incontestable raison que le destin humain est non plus "marche sous l'impensable", est non plus accomplissement d'une décision jusqu'au terme inconnue et contre laquelle on ne peut rien, est non plus vivre en somme et mourir au seul gré des Dieux, mais qu'il est à présent tout entier humain, ce destin, que pensable est le processus selon lequel il s'accomplit, causalité qu'on peut connaître et sur laquelle on peut agir. Tout tragique implique, et des Dieux seuls à la fois volonté absolument obscure et pouvoir absolu : n'existe à présent que volonté humaine, autrement dit volonté connaissable, et que pouvoir humain, pouvoir faillible autrement dit, n'existe en somme à présent nul destin qui ne soit oeuvre purement humaine et nul théâtre donc, à présent, qui ne soit théâtre, au sens maximal de ce terme, essentiellement comique - et le tragique ainsi, en conclut-on communément, à tout jamais a disparu avec les Dieux, avec la transcendance, avec le sacré. Sacrifices humains de ce vingtième siècle, immolations par milliers et millions sous un ciel vide à tout jamais, ce qui s'est accompli là serait donc et paradoxalement, si l'opinion dit vrai, tragédie sans tragique ? Il n'en est rien.

Les Dieux ont disparu, mais qu'est devenu ce qu'ils signifiaient ? Désacraliser, ce n'est pas simplement, même sans retour, récuser le sacré, c'est reconnaître aussi et jusqu'au bout que le sens du sacré n'était pas fait divin, mais humain, c'est admettre et pleinement que le rapport que l'homme avait jadis avec les Dieux, ce rapport au fond n'était rien d'autre et ne reste à présent que celui que l'homme a de toujours et pour toujours avec lui-même, avec lui seul - et ce pouvoir, cette volonté, cet obscur décisif que l'homme imputait aux seuls Dieux, tout n'est en vérité que son propre pouvoir humain, son humaine volonté, son obscurité humaine essentielle. Obscur, tout homme irréductiblement l'est pour l'autre et l'est tout autant pour lui-même - obscur à l'autre, obscur à soi, mais quand encore il se tromperait du tout au tout sur ce qu'il peut et veut (vouloir et pouvoir d'ordre relatif, certes, mais la vérité des Dieux, mais la vérité de leur absolu, ce n'était et ce n'est justement que ce relatif tout humain), tout homme est volonté, quelle qu'elle soit, tout homme est puissance, et la seule question, la question décisive est donc celle, à tout instant, de ce que veut l'homme à l'homme et de ce qu'il peut. L'obscur tragique, est-il même besoin de le préciser, ne porte pas effectivement sur ce que sont les hommes, pas plus qu'il ne portait jadis sur ce qu'étaient les Dieux - de même que jadis il était l'obscur quant à la seule décision de ces Dieux, l'obscur tragique est l'obscur à présent quant à la seule intention de ces hommes, quant à l'intention, par exemple, de cet homme que voici : il est vouloir, il est pouvoir, mais quel, m'aurait-il même adressé de loin un signe interprétable, il vient vers moi, que me veut et peut-il, peut-être rien, peut-être quoi ?

Mains de l'étranger et cales des navires,
Contenez-vous poison ou raisin ?

L'obscur tragique est cette toute pure et toute simple impossibilité pour tout homme, et quel que puisse être un passé connu, de savoir à présent ce que l'autre, et non plus les Dieux, veut de lui et peut, de savoir si pour lui à présent l'autre est ou non menace.

Et qu'était jadis le tragique ? Un mortel surgissant de parmi les mortels pour s'affirmer, fait à l'appui, comme libre en tout de ses actions, les Dieux ironiquement le laissaient faire, ils avaient déjà décidé sa perte, ils laissaient ce mortel accomplir ce qu'il croyait être sa liberté et qui n'était que destin nécessaire, accomplissement fatal. Grand jeu des Dieux et des mortels, quelle en est donc la vérité humaine ? Elle est, ne le sait-on pas, qu'imaginairement je suis face à l'autre une liberté devant une autre liberté à laquelle je cherche, en un premier temps, à pouvoir imposer la mienne, afin que sa liberté à lui devienne en fait accomplissement pour lui et par lui nécessaire, afin que tout soit pour lui comme je l'ai décidé : la vie humaine est toute entière, en son imaginaire, en son essentielle profondeur, cet immense affrontement de libertés où chacune en elle-même est la seule existante, est la seule possible en tant que telle, et signifie ainsi l'impossibilité, l'inexistence de l'autre, où chacune en elle-même est volonté ainsi de perdre l'autre, où chacune en elle-même est imaginairement liberté, en somme, d'un Dieu exerçant son pouvoir de Dieu. Tout affrontement, perpétuel, quotidien, met librement en jeu, et pour tout et pour rien, le mode personnel, le mode essentiel de penser, de sentir, d'agir, tout affrontement, la moindre discussion par exemple, est menace essentielle en puissance, est en puissance une mise à mort : la logique de la liberté, l'imaginaire logique du Dieu imaginaire, est en elle-même logique du non à l'autre. Où est l'issue ? Elle a toujours été, ne le sait-on pas aussi, la seule jamais qui soit possible, elle est de faire, en un deuxième temps, de cette logique du non elle-même une logique du oui, elle est et reste pour toujours de commuer le Dieu imaginaire en être effectivement humain, elle est et reste autrement dit dans la perpétuelle, dans la quotidienne conversion du tragique. Et l'entière existence sociale, en effet, non mutuel devenant de lui-même mutuel oui, ne consiste-t-elle pas, pour l'autre face à l'autre, intérêt, impuissance, indifférence, à convertir la menace en accueil, le piège en offrande, bref, le poison en raisin, toute civilisation ne se mesure-t-elle pas au degré qu'atteint cette "seconde nature", en effet, cette liberté immédiatement qui propose en lieu même et place d'imposer ? Mais il n'en reste pas moins vrai qu'il suffit de peu, d'un pouvoir quelconque, et tout, ne le sait-on pas et même que trop, tout de but en blanc peut redevenir ce qu'il était, ce que jamais il n'a cessé d'être en premier, le raisin redevenir poison, l'offrande piège et l'accueil menace, il suffit d'un semblant, d'une perspective même de pouvoir, pour que ce naturel civilisé et civilisateur, pour que cette propension à proposer redevienne volonté qui impose, et que l'homme en fait se retrouve ce qu'il est fondamentalement, liberté d'imaginaire Dieu, mais Dieu alors qui peut, ou croit pouvoir, faire ce qu'il veut, liberté alors dont toujours, dont plus que jamais la logique est de signifier à l'autre un destin nécessaire et, s'il le faut même, un destin fatal, la négation de l'autre en tant que liberté allant ainsi et logiquement jusqu'à son anéantissement physique. Il y a en définitive (et l'oublier est quelquefois s'exposer à ce dénouement extrême), il y a (et quelquefois, au hasard d'un banal face à face, à peine perceptible tant elle est profonde, une angoisse un instant le rappelle), il y a ce que les Dieux jadis étaient pour l'homme, il y a ce que pour l'homme était en fait et reste à jamais l'homme lui-même, il y a cette simple vérité : l'homme en son être même est pour l'homme une potentialité tragique.

Comique essentiellement, le théâtre ? En un sens, de leur temps déjà on le savait, être, c'est jouer : qu'étaient les Dieux, sinon ceux, se résignait-on, qui jouaient à se jouer des mortels ? Le fait qu'effectivement ils avaient à laisser les mortels accomplir un destin que ceux-ci croyaient destin libre et qui n'était, mais pour pour ceux-ci obscurément, qu'implacable nécessité, le fait tragique autrement dit, nécessairement et pour les Dieux eux-mêmes, impliquait un jeu : ce n'était pas la mort, c'était le jeu seul qui était tragique et dont logiquement la mort n'était que terme et qu'achèvement. Le tragique des Dieux était donc théâtre - et théâtre donc, vérité des Dieux, vérité humaine, est le tragique humain : l'homme en son être même est imaginairement celui qui joue, en s'attribuant le libre rôle, à se jouer de l'autre en lui assignant le rôle nécessaire. Et dire d'une part que l'homme est et ne peut être que tragique, et dire que le tragique est et ne peut être que théâtre d'autre part, c'est dire en fait (théâtre ici ne signifiant, bien sûr, que réalisation d'un jeu demeuré jeu) que tout théâtre est essentiellement théâtre tragique. Et le comique ? Il n'est pas son contraire, il n'est pas son autre (il n'y en a pas), mais de même que l'existence sociale est conversion, le comique, lui, est dénégation du tragique : il est déni du jeu tragique en son principe, en son coeur même, il est déni de ce sans quoi ce jeu est impossible, il est autrement dit déni de ce jeu en tant qu'impensable, en tant que jeu obscur. Il n'y a pas de jeu tragique, il n'y a pas de Dieux, sans que ce jeu soit tu, sans que pour les mortels, sans que pour l'autre, aujourd'hui comme jadis, ce jeu soit silence : où ce jeu est avoué, démasqué, révélé, où ce jeu est au vu et su, il ne peut y avoir que jeu comique et dont le comique est à proportion de la seule gravité, de la seule tragique profondeur. L'être tragique est celui qui se tait, l'être comique est celui qui se dit (sur le mode raffiné parfois du redoublement: "Cachez ce sein que je ne saurais voir"), mais cet être au théâtre est le seul et même, être tragique dénié : s'il n'y a de théâtre au fond que tragique, il n'y a de comique alors qui ne soit en fait théâtrale dénégation du théâtre lui-même. Et ce théâtre ainsi paradoxal qui met en jeu le principe même du jeu, qui met en jeu autrement dit le principe du tragique, il ne consiste effectivement qu'à faire, et qu'à faire sans faillir, de l'inconnaissable un trop connu, de l'impensable un plus que simple, il est d'exorciser l'obscur : n'est-ce pas là paradoxalement, dénégation n'est pas abolition, n'est-ce pas encore, et même plus fortement peut-être, affirmer cet obscur essentiel ? Quant à poser tout simplement que passer du divin à l'humain, c'est commuer l'inconnu en connu, c'est conférer à l'homme un pouvoir ainsi d'agir librement sur son destin et rendre impossible enfin toute fatalité, paradoxalement n'est-ce pas là en fait proposer à cette fatalité un triomphe encore plus atroce, encore plus cruel, plus désespérant ? "Le destin de l'homme, c'est l'homme", aucune formule n'a dit plus uniment, plus radicalement, que le destin humain n'a rien à faire avec les Dieux : est-il visible pour autant ? Les mains qui tiennent les glaives ne sont pas celles des "puissances inconnues", elles sont humaines : le jeu qu'elles jouent est-il pour autant connaissable ? Connaissable et connu, il l'est, ce jeu, c'est vrai, mais ce n'est qu'à la fin du jour que s'envole, on le sait, l'oiseau de Minerve, il ne l'est qu'après, qu'une fois accompli, qu'une fois jeu devenu objet, qu'une fois jeu devenu racontable, autrement dit jeu devenu fable : en tant que volonté et que puissance encore à l'oeuvre, en tant, liberté de l'un et nécessaire destin pour l'autre, en tant que décision encore en cours d'accomplissement, tout jeu est pour l'autre et reste inconnu et tout jeu, le temps qu'il se joue, est en lui-même et reste inconnaissable. Est-il jeu, exemple fameux, plus tragique entre tous que celui de la Mère Courage, et cette marche sans fin de la mère cantinière à travers un monde en déperdition, quelle marche a-t-elle été jamais à ce point marche aveugle sous l'impensable et sous l'inconnaissable, a-t-il jamais été obscurément destin moins libre ? Oui, mais libre, a-t-on dit, le public l'est, lui qui "voit un aveuglement" : n'en a-t-il pas toujours, au théâtre, été ainsi ? Ceux qui regardaient OEDIPE-ROI étaient à même déjà de comprendre, il y a plus de deux mille ans, que l'ironie est au théâtre inséparable du tragique. Il reste, et quel que soit le rapport conçu entre salle et scène, il reste, et le rappeler est même peut-être superflu, il reste tout d'abord que le fondamental, c'est la scène, au théâtre, et non pas la salle, et que c'est, sur scène, non pas la fable, mais le jeu - et le théâtre, en vérité, serait-il même entièrement rire, et tout jeu aurait-il une fin on ne saurait plus heureuse, il n'y a pas, il ne peut y avoir fondamentalement de théâtre comique, et le comique le sait qui ne cesse en fait paradoxalement de le reconnaître, il n'y a de théâtre fondamental que tragique, il n'y a de comique en fait qui ne soit ce tragique à dénier, ce jeu essentiel à déjouer.

Qui cherche en vain, ces grands charniers du vingtième siècle, à voir l'ouvrage en eux d'on ne sait qui, d'on ne sait quoi, qui désespérément se demande en quoi alors, en cet ouvrage au-delà de tout, en quoi il y a là pourtant tragédie, en quoi il y a là tragique pourtant, celui-là au fond se refuse à pleinement s'avouer que la vérité humaine en elle-même est vérité tragique. Il est essentiel à tout homme, à tout homme en sa première nature, il lui est naturel, le redire n'est pas trop, d'être potentiellement cette liberté dont la logique est négation de l'autre en tant que libre et négation signifiant même sa mort si nécessaire - et le reste est pouvoir : cette méthodique, en ce siècle-ci, cette massive extermination, ce n'est effectivement rien d'autre, il n'y a nul secret, c'est l'accomplissement jusqu'ici le plus logiquement, le plus fonctionnellement tragique, au-delà de tout mais jusqu'à quand, que l'homme et que l'homme seul ait jamais eu pouvoir d'imposer librement à l'homme et cela sans avoir en rien à devenir pour autant quelque monstre dénaturé, sans avoir pour autant à jouer quelque autre en fait que celui que naturellement, que celui qu'en lui-même il est. Autre, certes, l'homme peut, l'homme doit l'être, en temps qu'on dit normal il l'est, mais ce temps est deuxième en vérité, ce temps est temps de cette mutuelle conversion sans cesse et partout que vivre en société exige - et si l'homme, il faut insister, et si l'homme soudain a pouvoir ou non, a vouloir ou non de revenir du temps deuxième à son premier, de jouer autrement dit librement à ce que tout au fond de lui-même il est, comment alors savoir, comment même alors soupçonner, face à lui, ce que tiennent ses mains, comment connaître, est-ce raisin, est-ce poison, ce que peuvent contenir les navires ? Qui ne se souvient de ces images, à la fin du film, du vieux CUIRASSE POTEMKINE ? Au large du port, que vient de quitter le cuirassé rebelle, arrivent sur lui les bâtiments de l'escadre amirale : un contre tous, proposition de ralliement est faite à ces puissantes unités de guerre, là-bas, que vont répondre celles-ci, canonnade ? Instant alors d'attente tragique, instant de simple et de puissante intensité : les vaisseaux sur la mer, les canons braqués, silencieux, immobiles, et tous les yeux fixés sur eux, sur ce rond béant de leur bouche noire, sur la nudité violente de la mort. FRERES, on le sait, la réponse, joie au vent, sera FRERES, et comment dire mieux ce qui en fait aura été le rêve fou de ce siècle aussi, mais la vérité qui importe ici, la seule essentielle, elle n'est en rien dans cette réponse, elle est en ce seul instant même, en ce seul instant décisif, toute entière en ce bref instant de l'attente tragique, elle est banalement, trop peut-être, elle est que le pire en effet n'est pas toujours sûr, que tout et rien de ce qu'est l'homme et de ce qu'il veut, tout est possible et rien n'est connaissable. Oui, l'oeil noir du canon, pour cet un contre tous, pouvait signifier solution finale, oui, du tragique humain, de cette essentielle potentialité, demain comme hier, hier comme toujours, peut advenir soudain la tragédie, et ce vingtième siècle, asservissement mortel par milliers et millions, ce siècle en grand l'aura exemplairement rappelé, tant d'hommes toujours, pour tenter toujours pire encore, en ont-ils le pouvoir que les voilà, ce temps en eux premier, les voilà prêts toujours à l'imposer. "Qui a rejeté tous les dieux n'a pourtant pas rejeté son propre corps, où ils dorment tous" : la verticalité des Dieux n'est que cette humaine profondeur, cette imaginaire liberté, ce jeu obscurément qui est tout à sa logique seule et qui est seul "ventre fécond" d'où l'horreur en effet peut toujours renaître - et raisin ou poison, offrande ou piège, et de tel homme, à tel instant, ce qu'est en lui soudain telle décision, nul que lui ne le sait, nul secret n'existant en réalité que le secret même. Et ce fait que l'homme est cet être ainsi, secret essentiel et mutuel secret, ce qui est dit ici, ce n'est en rien évidemment ce fait pour lui-même, on l'aura compris, ce qui est dit, c'est que ce fait humain et seul humain, c'est de lui et de lui seulement fondamentalement qu'il y a destin, qu'il y a tragique - et pour finir : le tragique est de l'homme en tant que liberté secrète, autrement dit est de l'homme même, est de l'homme seul. Cette secrète liberté dont le jeu, dont l'oeuvre est destin, cet inconnaissable, et seul effectif, seul fondamental, jadis attribué aux seuls Dieux, ou bien il n'est rien et pas plus jadis qu'aujourd'hui n'a jamais rien été ou bien il était, cet inconnaissable et reste à jamais le seul inconnaissable humain. Le tragique de jadis, le grand tragique sacré, sa vérité n'était pas autre effectivement que celle du tragique d'aujourd'hui, bref, tout tragique autrement dit n'est jamais rien d'autre, hier comme demain, que le même profond, le même innommable tragique essentiel : l'homme est pour l'homme un dieu obscur.



© maurice regnaut



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