L'été de cette année-là, dans une autre maison au fond des bois (et longtemps ton image se confondra pour moi avec celle des bois obscurs, des profondes sapinières) sur les pentes des Vosges, dans cette maison au milieu des bois tu me récites la prose du Cornette Rilke: "Chevaucher, chevaucher," je t'entends encore, "chevaucher le jour, la nuit le jour. Et le coeur est si las, la nostalgie si grande." O lecture-tremblement de terre, et c'est dans cet étrange appartement labyrinthe qu'habitaient les Leuillot à Strasbourg que tu me révèles leTorse archaique d'Apollon traduit par Guillevic, "Nous ne connaîtrons pas sa tête prodigieuse... car il n'y est de point qui ne te voie, il faut changer ta vie" et encore le Lenz de Büchner. C'est en ce même été 72. J'ai acheté l'édition Rilke du Seuil à Strasbourg. Je me souviens de la Volvo rouge que tu conduisais au ralenti sans jamais freiner quitte à tamponner en douceur l'automobiliste scandalisé qui roulait devant nous. Nous sommes allés au Ban de la Roche ainsi que je le rapporte après des années dans un poème d'Intempéries
C'est en 72, et nous allons nous rouler dans l'herbe des pentes parmi les fleurs ensoleillées, Les enfants criant et riant de loin appelant. Nous étions allés voir cet étrange petit cimetière, avec une chapelle sombre où s'entassaient aux grilles des fenêtres des centaines de crânes, peste, famine ou guerre, et devant quoi les petits, Olivier, Perrine, sont photographiés. C'est mon dernier été sans deuil. Et il faudra que tu m'aides à franchir la passe:
Bouche à la terre, et tu m'aideras à le finir, ce livre, à traverser la frontière du deuil. C'est encore toi qui me conseilles d'y insérer deux pages du Tombeau d'Anatole de Mallarmé et je n'ai pas oublié ce que tu m'écrivais en ce temps-là, que j'avais réussi là où lui avait échoué.
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Il
y a tant d'années. Ai-je su maintenir en moi cette atmosphère
d'alors ? Ce que Hölderlin réclame "Il faut être
fidèle" ? Les mots n'ont pas toujours franchi les lèvres
quand il le fallait. Mais je le crois, à l'égard de ta poésie,
ma ferveur ne s'est jamais démentie. Quelle joie ce fut de voir
paraître Intermonde, et surtout cette somme
de ton expérience: Recuiam. C'est pour moi un beau
sujet d'orgueil de figurer dans cette même collection d'Ipomée
que Gérard Noiret avait baptisée Tadorne. L'attente
était souvent longue, entre tes livres. Et je m'enorgueillis encore
d'avoir écrit en 1985: "Car si plus seul que le vide et plus
amer que l'effondrement des images (qui sont aussi des preuves), plus
profondément mal de simplement survivre, je, tu, il hurle toujours
les yeux ouverts, que le monde est beau. Il
fallait toute la torture du réel pour que cette langue, lestée
de terreurs ancestrales, ayant été langage-monstre, chair
à vif de l'amour et du temps perdu, puisse chanter ainsi la beauté
des caresses et la férocité des étreintes, retrouver
le miracle des incantations, la complainte déchirante de la Sibylle:
et soudain, la grâce, le coup d'aile rimbaldien: Et c'est alors qu'une île a fui avec la vie, une île, un point, un cri. Car à quoi bon mettre la langue en travail si cette langue n'accouche pas de ce monstre que j'appelle émotion ? Et s'il est vrai qu'ayant lu de tels livres, de telles oeuvres, on les appelle chef-d'oeuvres, nous en ressortons autres, transfigurés, approfondis, plus riches de toute cette mort et de toute cette vie dont elles sont habitées, n'est-ce pas parce que nous y avons découvert ce que nous étions réellement ? Et nous reconnaîtrons nous ici, en cet étalon noir galopant et galopant dans la nuit par la terre infinie et paisible, moi frémissant, moi hurlant : écoute elle entend elle voit de tout en bas elle voit ton grand corps noir dressé sous la lune au sommet de la roche moi éclatant elle du fond du vide écoute elle appelle n'attends plus saute la rejoindre oui voilà saute elle elle elle elle elle elle elle ? J'avais intitulé cette note de lecture pour l'Huma : Et de temps à autre au milieu de leur travail sauvage, ils se diraient merci d'un sourire. Aujourd'hui encore, dix sept ans après Recuiam, et près de trente ans après la maison de Chevreuse, je dis merci à Maurice Regnaut. Nous nous sourions toujours, de loin, du même sourire. Le mot ne franchit pas les lèvres, nous ne voyons pas nos visages, mais l'éclair de l'amitié brille entre les dents. Et toujours, comme en songe, nous passons à deux sous les vieux arbres obscurs, c'est la vie. Nous nous taisons et je n'ose profaner ce silence. Car il est difficile d'en dire plus à ceux que nous nous sommes donnés un jour pour nos pères. Claude Adelen |